L’avis de l’avocat des consorts Lipietz sur diverses réactions et polémiques consécutives à leur procès contre l’État et la SNCF
Par Rémi ROUQUETTE procesdetoulouse@wanadoo.fr
Dans la presse, à la radio, sur internet, diverses voix s’élèvent pour critiquer tel ou tel aspect du procès que les consorts Lipietz ont intenté à l’État (préfecture de Toulouse) et à la SNCF.
Rappelons que si l’audience a eu lieu le 16 mai 2006, l’affaire est en délibéré, le jugement devant être connu début juin.
D’abord les requérants
Contrairement à ce qu’écrivent ou disent certains, ce n’est pas Alain Lipietz ou sa sœur Hélène Lipietz qui ont intenté le procès : c’est Monsieur Georges Lipietz, leur père (ainsi que son demi-frère) qui ont intenté le procès en 2001. Alain, Hélène, Catherine Lipietz, ses enfants, et Colette Geuinlé-Lipietz, sa veuve ont simplement repris l’instance lorsque Monsieur Georges Lipietz est décédé : ils ont simplement respecté sa volonté que ce procès soit jugé.
Sur le fait que la condamnation demandée ne soit pas symbolique
Pourquoi une personne dont la vie privée a été violée par tel paparazzi, celle mise en prison et innocentée, l’auteur dont l’œuvre a été plagiée ou piratée, la victime d’une diffamation ou d’un permis de construire illégal etc., pourraient-elles légitimement demander des dommages et intérêts réels tandis que les victimes de persécutions antisémites devraient se contenter d’euros symboliques ? Que les détracteurs m’expliquent ou qu’ils prônent la suppression de tous dommages et intérêts dès lors que les biens ne sont pas atteints...
Quand la nature du dommage exclut toute véritable réparation, le système juridique ne connaît guère d’autre substitut que l’indemnisation. Le seul connu est la publicité officielle du jugement, mais les règles spéciales aux juridictions ne le permettent pas.
On accuse corrélativement les Lipietz de vouloir se faire de l’argent, au détriment des contribuables ou du service public ferroviaire. Mais s’il avait vraiment voulu « se faire de l’argent », Monsieur Georges Lipietz aurait tenté un procès aux Etats-Unis où chacun le sait les indemnités sont considérablement plus élevées. Et il aurait aussi demandé des indemnités pour les persécutions moins graves mais réelles antérieures à l’arrestation dont il a souffert comme tous ceux qui étaient réputés juifs.
Sur le fait que Monsieur Georges Lipietz n’aurait rien fait avant
Tout d’abord, l’affirmation est fausse. Non seulement Monsieur Georges Lipietz a témoigné maintes fois, notamment à la télévision, sur Drancy et sur la Shoah, mais il s’est aussi rendu dans des établissements d’enseignement pour expliquer l’indicible, a fait visiter Drancy etc.
Deuxièmement, il était impossible d’intenter un procès pénal. Il est ridicule de reprocher l’absence des Lipietz au procès Papon car Papon n’est en rien responsable de l’arrestation de Monsieur Georges Lipietz : il sévissait à Bordeaux, les Lipietz étaient à Pau... Les avocats pénalistes qui ont critiqué le principe d’un procès administratif ne peuvent pourtant pas ignorer qu’une action pénale suppose que le responsable soit identifié et vivant. Or, on ignore toujours ce que sont devenus le préfet et le responsable SNCF de Toulouse en place en 1944. Le seul coupable que connaissait Georges Lipietz était le SS Aloïs Brunner, qui dirigeait Drancy et qui était réfugié en Syrie. Georges Lipietz était d’ailleurs désespéré car il savait qu’il ne pouvait pas intenter un procès analogue au procès Papon.
Troisièmement, avant 2001, un procès administratif n’aurait eu aucune chance de gagner. L’ancienne jurisprudence selon laquelle l’État n’est pas responsable des persécutions anti-sémites de Vichy n’était pas abandonnée. C’est en 2001, avec l’affaire Pelletier, qu’il a été possible d’envisager un revirement de jurisprudence, qui n’a d’ailleurs été effectif que lorsque Papon a demandé à l’État de le garantir de sa condamnation à indemniser les victimes, garantie qu’il a d’ailleurs partiellement obtenue.
Et c’est au cours de cette même année que Monsieur Georges Lipietz a appris le rôle réel de la SNCF. Jusqu’alors, il croyait ce que la SNCF clame toujours.
Bref : aucun procès pénal n’était possible dans le cas des Lipietz et le procès administratif n’est devenu envisageable qu’en 2001, année où il a été engagé.
L’après-guerre et les persécutions
Ceux qui s’étonnent de la tardiveté du procès et du fait qu’il inclut la SNCF malgré son rôle dans la Résistance paraissent ignorer comment après la Libération de la France on a oublié les victimes des persécutions :
– on a refusé et à eux seuls le droit de rechercher la responsabilité de Vichy au prétexte qu’en rétablissant la légalité républicaine on avait annulé la « législation » antisémite, et cela jusqu’en 2002.
– on a poursuivi les collaborateurs, parce qu’ils avaient collaboré avec l’ennemi, non parce qu’ils avaient déporté des Juifs, et cela jusqu’au procès Touvier puis Papon
– on a assimilé les survivants à des victimes de la guerre, alors que la persécution n’avait rien à voir avec la guerre
– pendant des décennies, la responsabilité des nazis a complètement occulté celle de Vichy : l’Allemagne a indemnisé ses victimes françaises dans les années soixante, jamais la France n’a indemnisé les siennes, sinon les biens spoliés
Pourquoi un procès administratif ?
La voie du procès administratif, le premier, n’est pas seulement la conséquence de l’impossibilité d’un procès pénal. Si Georges Lipietz avait pu intenter un procès pénal, il aurait aussi intenté le procès administratif qui va être jugé.
Choisir la juridiction administrative c’est aussi faire juger que les institutions ont une part de responsabilité distincte de celle des individus. Ce sont des machines qui savent broyer les individus, parfois jusqu’à la mort et dans les périodes les plus dures jusqu’à l’extermination de populations entières.
Certes, je regrette que le commissaire du gouvernement ait considéré qu’en l’absence de condamnation pénale préalable, le tribunal ne pouvait pas dire noir sur blanc que la responsabilité de l’État et de la SNCF était une responsabilité pour crime contre l’humanité. Techniquement, je comprends la position prise mais je ne peux m’empêcher de trouver dérisoire la qualification traditionnelle de « faute de service » ou de « faute présentant un lien avec le service ». Ces fautes sont en effet aussi celles d’individus non identifiés, fonctionnaires ou agents de la SNCF, qui auraient pu être poursuivis du chef de la complicité de crime contre l’Humanité s’ils avaient été identifiés.
Pour autant, on peut s’étonner que les tenants de la voie pénale prônent en quelque sorte son exclusivité, comme si la voie administrative n’avait aucune légitimité, aucune efficacité alors qu’elle complète admirablement la voie pénale.
Et quand cette dernière est impossible, comme c’est le cas pour les Lipietz, alors le procès administratif doit être fait, car c’est le seul concevable.
Sur la responsabilité de la SNCF
J’invite ceux qui contestent la responsabilité de la SNCF à lire le rapport Bachelier, commandé par la SNCF elle-même. Tous les éléments de fait à l’appui du procès de Toulouse sont tirés du rapport Bachelier et le commissaire du gouvernement s’est exclusivement fondé sur ce rapport. Les seuls compléments sont des documents d’archive réunis par M. Kurt Werner Schaechter, mais il s’agit des mêmes documents que ceux utilisés par M. Bachelier pour établir son rapport.
La richesse de ce rapport est considérable. Il démontre que :
– la SNCF n’attendait pas d’être réquisitionnée pour fournir ses wagons
– la SNCF n’a jamais élevé de protestation officielle
– que la marge d’autonomie dont elle disposait était utilisée pour essayer d’augmenter l’efficacité ferroviaire y compris pour transporter les victimes des discriminations
– que son principal souci était de gagner de l’argent et que pour cela elle n’hésitait pas à facturer aux préfectures le tarif de la troisième classe alors qu’elle fournissait des trains à bestiaux, et qu’elle a continué à réclamer le paiement de ses factures alors que la France était libérée
– que personne n’a jamais obligé la SNCF à imposer les conditions inhumaines de transport : elle aurait pu fournir de l’eau (gratuite) un minimum d’hygiène ou la nourriture correspondant aux cartes de rationnement des victimes
La résistance des cheminots
Certes des cheminots ont résisté. Aucun des protagonistes du procès de Toulouse ne le conteste ou ne le minimise.
Mais pourquoi, alors que la Résistance dans son ensemble et celle des cheminots en particulier, n’a quasiment rien fait à l’égard des persécutés, Juifs ou non, la résistance des cheminots exonérerait la SNCF pour son zèle dans l’application des mesures anti-sémites ?
Dans ma plaidoirie j’ai d’ailleurs rendu hommage au cheminot anonyme qui a fait quelque chose pour des Juifs de Drancy en suggérant aux nazis de remplacer des wagons de personnes à déporter par des wagons de biens spoliés à Drancy, juste avant sa Libération. Et c’est ce cheminot qui a sauvé les Lipietz.
Mais que l’on m’explique en quoi la participation à la Résistance de certains cheminots exonérerait elle la SNCF de sa responsabilité envers les déportés ?
Et si la SNCF est citée à l’ordre de la Nation, elle n’a jamais reçue le titre de « Juste parmi les Nations » qui honore ceux qui ont lutté pour sauver les victimes des persécutions.
La position d’Arno Klarsfeld
Me Klarsfeld prétend toujours que la SNCF n’est responsable de rien. Il est sans doute sincère, mais je crains qu’il ne se trompe totalement.
Il connaît sans doute mieux que moi le rapport Bachelier établi à la demande de la SNCF et les documents qu’a exhumés Monsieur Kurt Werner Schaechter.
Peut-être devrait-il les relire tranquillement avant de répandre sur les ondes son analyse des faits.
J’entends aussi lui rappeler qu’il n’a pas plus que quiconque le monopole de la parole au nom des victimes.
Quelles que soient l’immensité du travail fait par lui et ses parents, l’action des victimes qui ont préféré une autre voie que la sienne et/ou ont fait une analyse différente des documents publics sur le rôle de la SNCF est aussi légitime.
Pourquoi parle-t-on si peu de l’État ?
Un de mes sujets d’étonnement en lisant tout ce qui s’écrit sur ce procès est que l’on parle très peu de la position de l’État.
Certes, il a admis sa responsabilité. Mais pour le reste son attitude est pour le moins curieuse.
On a appris dans le cours du procès que lors d’une réunion du 23 octobre 2003, un groupe de hauts fonctionnaires a décidé d’opposer systématiquement la prescription aux victimes du STO auxquelles ils ont assimilé celles des persécutions raciales. Les mêmes fonctionnaires ont décidé de prendre quelques libertés avec le Code de justice administrative en décidant que le ministre de la Défense assurerait la défense de l’État......
Surtout, alors même que le président Jacques Chirac avait déclaré solennellement le 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv que : « Ce jour-là , la France a commis l’irréparable » et que « soixante seize mille déportés juifs de France n’en reviendront pas. Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible », une fonctionnaire du ministre de la Défense a décidé d’opposer la prescription quadriennale dans le procès.
De deux choses l’une :
– soit la ministre de la Défense est d’accord et elle va contre la position du président de la République pour des raisons inconnues
– soit la décision d’opposer la prescription a été prise en catimini par la fonctionnaire qui a signé le mémoire, sans en référer à la ministre, comme si ce procès était une affaire courante sans incidence politique
Le bouquet c’est que onze jours avant l’audience, la même fonctionnaire qui opposait la prescription dans les mémoires, a notifié à Monsieur Georges Lipietz, décédé depuis trois ans, une nouvelle décision sur la prescription quadriennale, alors même qu’elle ne pouvait pas ignorer son décès puisqu’elle a rédigé les mémoires de l’État et reçu donc la notification de reprise d’instance...Depuis quand prend on des décisions administratives envers les morts ?
Enfin, pour quelles raisons l’État n’était-il pas présent à l’audience. Ce n’est pas obligatoire, mais quel mépris pour les victimes !!
Sur les autres victimes
Celles des nazis
Plusieurs fois dans le procès, y compris dans ma plaidoirie, j’ai rappelé que les nazis n’ont pas exterminé seulement six millions de Juifs, mais aussi six millions de Tsiganes, de Noirs, d’Homosexuels, de Handicapés et de Politiques.
Certains me disent que si des Juifs font un tel procès, d’autres victimes pourraient aussi le faire. Mais il serait bon qu’elles le fassent même si je crains que les lacunes documentaires soient encore plus fortes que pour les Juifs.
Ces victimes méritent autant réparation que les Juifs et il serait temps que la société française examine aussi comment elle a traité à cette époque ces autres victimes.
Bref, faire un procès pour des victimes de l’anti-sémitisme institutionnel n’est pas nier le droit à réparation des autres victimes, bien au contraire.
L’esclavage
Sans méconnaître le caractère odieux de l’esclavage, je crois qu’il y a quand même quelques différences avec les persécutions de l’époque nazie.
L’esclavage était principalement à finalité économique, tandis que les exterminations nazies et vichystes n’avaient qu’une finalité idéologique lorsque leurs victimes étaient des Juifs, des Tsiganes, des Homosexuels, des Handicapées, celle des politiques relevant d’une logique un peu différente.
Les génocides ne sont pas seulement le mal absolu, ce sont des aberrations. Notamment ceux commis par les nazis l’ont été contre leurs propres intérêts militaires et économiques, tandis que les trafiquants d’esclaves comme les acheteurs avaient intérêt à conserver les esclaves en état de travailler.
Du reste, sur un plan strictement juridique, la définition actuelle du crime contre l’humanité n’inclut l’esclavage (tout comme les autres actes inhumains) d’un groupe de population civile que s’il est inspiré par des « motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux » (code pénal, art. L 212-1) de sorte que je doute que l’esclavage historique dont la finalité était principalement économique réponde à la définition légale du crime contre l’humanité. Il pourrait d’ailleurs être souhaitable d’inclure les persécutions de toute nature à finalité économique dans la définition du crime contre l’Humanité.
Enfin, le temps écoulé est encore plus important.
J’ai donc tendance à penser que la réparation dans le cas de l’esclavage devrait plutôt être collective, en étant accordée aux entités [étatiques ou infra-étatiques] d’où étaient importés les esclaves par celles qui ont bénéficié. Mais il ne faut pas oublier que si les Européens et Américains ont largement pratiqué l’esclavage des Africains, les vendeurs étaient souvent d’autres Africains, qu’Arabes et Ottomans ont largement capturé des esclaves en Afrique noire, et que des Européens étaient aussi capturés à cette fin tant sur les côtes méditerranéennes qu’en Russie et dans bien d’autres pays.
Sur la colonisation
Je ne suis pas de ceux qui pensent que la colonisation ait eu des effets positifs. Coloniser c’était essentiellement confisquer les terres, créer des impôts arbitraires. Les rares aspects positifs de la colonisation sont plutôt involontaires : lutter contre l’insalubrité pour conserver la force de travail, construire des infrastructures pour mieux exploiter le pays, scolariser (très peu) pour améliore le niveau de la main d’œuvre etc. Et le mérite d’avoir abrogé l’esclavage dans les pays colonisés doit être relativisé si l’on considère que le travail forcé a largement succédé à l’esclavage.
à€ l’heure de la mondialisation des capitaux, des biens et des services, la réparation envers les nations colonisées ne devrait elle pas passer par un droit pour les ressortissants des anciennes colonies de travailler chez les anciens colonisateurs et cela pour une durée aussi longue que celle de l’occupation coloniale, bref une réparation en fournissant du travail, sans pour priver ces pays de leurs rares travailleurs qualifiés.
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