Commentaires juridiques du jugement par Rémi Rouquette, avocat des demandeurs, docteur en droit public.
Je vais placer mon commentaire de juriste dans la triple dimension du temps, du lieu et de l’action. Mais en préliminaire, je rappelle qu’il ne s’agit pas d’un procès d’Alain Lipietz, ou de sa sœur, mais de leur père, Monsieur Georges Lipietz et de leur oncle, commencé en 2001. Leur père étant décédé en cours d’instance, les enfants de Georges Lipietz : Alain, Catherine et Hélène Lipietz, et son épouse Colette Geuinlé ont repris l’instance.
La dimension du temps
La dimension du temps c’est le problème de la prescription, de ce procès soixante ans après. La qualité du jugement est qu’il n’a pas retenu la prescription, son défaut est qu’il a considéré l’action comme prescriptible, ce qui fait que la fenêtre temporelle est particulièrement étroite, surtout contre la SNCF.
Une action non prescrite
Le tribunal a considéré, en ce qui concerne l’État que le point de départ de la prescription de quatre ans est le 31 décembre suivant la publication de l’arrêt Pelletier du 6 avril 2001. La publication au recueil Lebon étant faite en août 2003 (date du dépôt légal du fascicule publié par les éditions Dalloz, concessionnaire du Conseil d’État), cela veut donc dire que les autres victimes doivent agir avant le 31 décembre 2007, soit une fenêtre de 19 mois. Pourquoi cet arrêt Pelletier ? Parce que c’est l’arrêt du Conseil d’État qui met fin à l’ancienne jurisprudence refusant par principe toute responsabilité en raison des actes et agissements pris pour l’application des lois antisémites, et plus généralement de toutes les lois discriminatoires annulées rétroactivement par l’ordonnance du 9 août 1944 rétablissement la légalité républicaine. Avant 2001, il était impossible d’agir en justice ; après 2007 ce sera de nouveau impossible.
Pour la SNCF, qui bénéficie d’un régime de prescription différent, le délai est de dix ans à compter de la publication du rapport Bachelier, qu’elle avait commandé elle-même à cet historien. Le rapport a été publié en septembre 1996 et le tribunal paraît considérer que la prescription sera acquise en septembre 2006. Il reste moins de trois mois aux victimes pour agir.
Une action prescriptible
Nous avons échoué à convaincre le tribunal que l’action était imprescriptible. Cela n’est qu’implicite dans le jugement et il faut lire les conclusions du commissaire du gouvernement pour comprendre le raisonnement du tribunal.
Rappelons que l’action pénale est imprescriptible, tout comme l’action civile jointe à l’action pénale (cf. procès Papon)
Mais l’action administrative serait prescriptible parce qu’il n’y a pas de procès d’assises pour en constituer le point de départ. Autrement dit, l’action en réparation est imprescriptible selon le tribunal quand il y a une personne physique coupable, mais prescriptible dans les autres cas.
Cette solution peut se discuter parce que les accords de Londres créant le tribunal de Nuremberg ont constaté l’existence du crime contre l’Humanité et donc rendu inutile sa constatation préalable par une juridiction pénale. En tout cas, s’il y a appel, on pourra avancer sur ce point.
Une fenêtre étroite
Je le disais tout à l’heure, les victimes qui veulent agir doivent le faire avant le mois de septembre 2006 pour la SNCF, la fin de l’année 2007 pour l’État. C’est donc en réalité trois mois pour la SNCF.
Il ne serait pas juste d’obliger les victimes qui ont dû attendre soixante ans pour agir à faire leurs procès dans les trois mois. Il faut donc techniquement que le législateur adopte dans l’urgence une loi d’indemnisation.
Du reste, il y a dans le passé bien des exemples de telles lois, notamment pour des préjudices matériels, des nationalisations à l’étranger etc. Les souffrances de toutes les victimes de Vichy méritent au moins autant que les préjudices matériels.
La dimension du lieu
La dimension du lieu est double, celle de 1944 et celle d’aujourd’hui.
1944
Le procès en ce qui concerne la SNCF concerne son rôle dans les transferts intérieurs vers le camp de Drancy. Elle est de mauvaise foi quand elle invoque pour sa défense des faits (au demeurant non prouvés) concernant les déportations proprement dites.
2006
Le procès a été jugé en France. C’est une grande victoire qu’une juridiction française juge d’une manière telle qu’elle n’implique pas nécessairement que les victimes fassent juger leurs plaintes aux États-Unis. Mais le risque de délocalisation de la justice n’est pas totalement écarté notamment à cause de cette étroite fenêtre temporelle.
La dimension de l’action
L’État
L’État dans cette affaire n’a jamais nié sa responsabilité. Une haute fonctionnaire s’est bornée à invoquer la prescription et l’on ignore toujours si elle agi d’elle-même ou sur instruction de Madame la ministre de la Défense.
La responsabilité de Vichy est connue depuis longtemps par les historiens et en ce sens le jugement n’est en rien une nouveauté.
Ce qui est historique dans ce procès, c’est que c’est la première condamnation de l’État pour avoir appliqué des prétendues « lois » raciales. Ce qui est historique, c’est que pour la première fois un tribunal, après son commissaire du gouvernement, a mis en évidence le comportement de la justice administrative d’après-guerre.
Celle-ci, de 1944 à 2001, a feint de considérer que Vichy n’avait pas existé, du moins quand il s’agissait de mesures d’exceptions. Le régime ordinaire des responsabilités a été écarté jusqu’en 2001 et même en réalité 2006 dès lors que les fautes avaient été commises par Vichy dans le cadre des prétendues législations raciales. Ce procès a été aussi et peut-être d’abord le procès de la justice administrative d’après-guerre. Aujourd’hui il faut rendre hommage à la justice administrative d’avoir éclairé son passé peu glorieux, non seulement son passé sous Vichy mais celui de la Libération et des années suivantes.
Et cela répond à la question maintes fois posée. Pourquoi soixante ans plus tard ? parce que avant la justice administrative refusait d’admettre que l’État fût responsable de ce qui s’était passé sous Vichy.
La SNCF
Sur cette question, il faut d’abord rappeler la vérité sur l’objet du procès. Ce n’est pas un procès contre les cheminots, ni un procès de la déportation. C’est un procès contre la SNCF pour les transferts vers les centres d’internement, préalables à la déportation.
Il semblerait que la SNCF ait l’intention de faire appel. Chiche !
Les faits
Je rappelle que le tribunal s’est fondé principalement sur le rapport que Monsieur Bachelier, historien au SNCF a établi à la demande de la SNCF. Que ceux qui prétendent que la SNCF n’est en rien responsable commencent par lire le rapport que la SNCF a commandé à un historien...
En cinq ans d’instruction, la SNCF n’a jamais été capable de produire le moindre document prouvant qu’elle aurait été réquisitionnée. En cinq ans d’instruction, elle n’a jamais prouvé que quiconque l’aurait obligé à faire voyager les Juifs dans les conditions inhumaines que l’on sait. Et pourtant si de tels documents avaient existé, elle les auraient bien retrouvés pour se défendre. Comment pourrait-elle le prouver maintenant ?
Nous au contraire, nous avons prouvé, toujours par le même rapport Bachelier et les documents exhumés par Monsieur Kurt Werner Schaechter qu’elle facturait bien ses prestations aux préfectures. Et je rappelle que lorsqu’il y a réquisition, il n’y a pas facture.
Toujours avec le même rapport, nous avons prouvé qu’elle avait une marge d’autonomie et que cette marge a été utilisée pour améliorer la « qualité » entre guillemets de ses services plutôt que pour ralentir le rythme des transferts.
Enfin, il faut rappeler que la SNCF n’a jamais appelé l’État en garantie, attitude incompréhensible si l’État était bien le seul responsable.
Bref, ce n’est pas une querelle d’historiens, c’est un problème de droit. Il y a un régime de la preuve. La preuve vient des documents de la SNCF, cela est suffisant.
Et les précédents jugements
La SNCF paraît se prévaloir du procès qu’elle a gagné contre Kurt Werner Schaechter. Mais ni le jugement ni l’arrêt n’ont dit que la SNCF n’était pas responsable. Ils ont simplement interprété différemment les règles de la prescription.
Conclusion
Oui, c’est un procès historique parce que pour la première fois l’État et la SNCF ont été condamnés en raison de leurs exactions de la période sombre de seconde guerre mondiale. Pour la première fois la déclaration du président Chirac reconnaissant que la France avait une dette envers les victimes de l’antisémitisme prend un sens juridique.
Cependant, une loi pour l’indemnisation des souffrances de toutes les autres victimes des persécutions vichystes est nécessaire pour leur rendre justice.
Rémi ROUQUETTE, avocat des consorts Lipietz