Le voyage d’orchidée III

Un voyage qui n’est ni spatial ni temporel…

vendredi 20 juin 2008, par Rémi ROUQUETTE

J’aurais dû commencer plus tôt ce journal, dès le jour du départ. Un pressentiment me fait penser qu’il ne restera pas intime et qu’il servira un jour pour reconstituer l’histoire du dernier vaisseau parti pour la dernière planète inexplorée de celles qui nous sont accessibles.

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Il y a trois jours qu’Orchidée III a quitté la terre. Le trajet semble se dérouler sans problème technique. Quant aux problèmes humains, je n’ai ni le temps, ni le goût de m’en préoccuper. Mais j’avoue mon appréhension quant au fonctionnement du « phalanstère psycho-fonctionnel » ainsi que l’ont pompeusement baptisé les technocrates de l’Aérospatiale européenne. Je gage que Fourrier se retourne dans sa tombe ! Belle manière de dénigrer une auteure oubliée.

Le plus curieux de toute cette affaire est que personne n’ait, en deux siècles de conquête spatiale, songé à visiter le dernier numéro. Car, après cette planète, il faudra quitter le bras de la galaxie, ce que les ingénieurs n’osent pas encore imaginer. Gagarine et Amstrong seraient béats. Mais pour nous, pauvres exploratrices, c’est la fin de notre métier. Peut-être que les derniers mécaniciens, les derniers dentistes ou des derniers maréchaux-ferrants ont vibré pareillement quand leur métier et leur savoir-faire devinrent des pièces de musée, incapables de soulever seulement la compassion de leurs concitoyennes.

Alors, pourquoi donc inventer un « phalanstère ». On dirait que l’Aérospatiale expérimente pour de nouveaux voyages. Mais vers quelles destinations, bon Marx ?

Voilà qu’elle décide de n’admettre pour les croisières vers l’inconnu que des couples solides depuis longtemps, ou des célibataires endurcis. C’est incongru. Autrefois, prendre la route des étoiles était la seule manière de sauver son âme. Maintenant que les voyages touchent à leur fin, c’est la perdre.

Jamais, les pionniers américains, russes ou chinois n’avaient retenue ce critère de sélection. Il doit y avoir d’autres planètes secrètes, sinon rien de tout cela n’a de sens. Mais qui les a cachées et gommées des cartes ? Et pourquoi ?

D’ailleurs, qu’y a-t-il de commun entre les équipages miniatures du siècle dernier et ce village volant ? Même pas la nationalité : l’Europe a pris sa revanche. La maîtresse de l’Occident a reconquis le monde, et le plus gros morceau de l’Univers. Curieux détour de l’Histoire !

« Le destin du monde est scellé dans la Cité interdite », avait crié Broutchev à la tribune de l’ONU. Il ne pensait pas si bien dire, et rarement une révolution de palais aura tant changé le cours de l’histoire.

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Elle se prénomme Roxane, mais n’est pas fille de roi. Elle, c’est mademoiselle Jérémie, la chef du département de biologie extra-terrestre. Comme moi, elle appartient à la catégorie des célibataires endurcies. Nous avons parlé de tout, sauf de nous, et la conversation fut austère. En tout cas, je ne suis pas seul à penser ici que le phalanstère craquera à la moindre difficulté. A tout moment, cette croisière peut devenir la croisière infernale. J’ai dit à Roxane qu’on aurait mieux fait de recourir au hasard. Elle m’a rétorqué « vous êtes un joueur ». Dans le fond, elle a sans doute raison, mais dans mon jeu, la science est mon seul atout.

Sauf les pilotes, l’équipage chômera jusqu’à l’arrivée. On en profite. Le bar est presque toujours comble. Bien que la loi qui interdit aux fonctionnaires de parier s’applique aussi dans l’espace, tout le monde parie. La planète est évidemment le principal objet des paris. Mais en attendant de savoir qui a gagné, on parie aussi sur le menu du jour, sur l’heure à laquelle la capitaine apparaîtra… Quelques couples se forment et se défont déjà, des légitimes et des moins légitimes, des couples de deux, mais aussi de trois ou quatre. Les rares bleus spéculent plus que les autres sur le monde qui les attend : on dirait des collégiens angoissés à l’idée de rentrer au lycée.

Vers deux de l’après-midi (en temps européen standard), les hauts-parleurs ont clamé que la phase d’accélération est achevée. Au début de l’ère galaxienne, c’eût été l’occasion d’une cérémonie quasi-initiatique, un peu comme les bateaux autrefois quand on franchissait l’équateur. Mais cette cérémonie rituelle et vulgaire a disparu quand les équipages sont devenus mixtes. On s’est contenté de déboucher quelques bouteilles de champagne.

La doyenne d’Orchidée III, la météorologiste polonaise Mitrava Drovpik a ensuite ouvert le bal en invitant le plus jeune de nos compagnons.

Pour moi, l’événement le plus mémorable de cette cérémonie fut l’insistance de Roxane à m’inviter. Pour une fois, je n’ai pas eu le sentiment d’être importuné. Il n’y avait rien de semblable à ce que je ressens d’habitude, comme sans doute bien des hommes, quand une femme m’aborde, me tarabiscote, voire me pelote sans que je ne puisse rien faire d’autre que rougir en silence. Point de cette honte à n’être qu’un objet, qui me révolte sans que j’ose me révolter, tant cela paraît normal à toute une chacune. J’ai souvent pensé que nous devrions faire quelque chose pour que cesse un jour ce sentiment permanent d’oppression sexuelle, reflet sinistre de l’inégalité économique, politique, sexuelle et juridique des sexes. Certes, nulle loi ne permettra à l’homme d’enfanter aussi commodément que la femme. Mais diable ! il fut bien un temps où l’homme députée, pédégée, vedette, chercheuse, bref l’homme détenant un quelconque poste prestigieux n’était pas l’exception qui confirme la règle.

Les masculinistes prétendent même, mais ce n’est sans doute qu’une légende, qu’autrefois seuls les hommes votaient et que le chef de famille était le mâle. Il y a de quoi faire rêver, mais si cela fut vrai, l’histoire officielle est singulièrement travaillée, elle qui enseigne que bientôt l’homme sera l’égal de la femme. Ma seule consolation est que je n’ai jamais eu de service militaire à accomplir. Si seulement, j’étais sûr que Roxane cherche plus que la baise, je lui céderai tout de suite.

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J’ai rêvé que Roxane m’épousait sur la planète inconnue. Mais ce serait de la folie. On aurait des enfants, peut-être voudrait-elle que je reste au foyer. Non merci. Pourtant, je crois que Roxane a des idées modernes, qu’elle accepterait un homme libéré. Elle est belle, j’ai envie de faire l’amour. Les hommes aussi ont envie de faire l’amour mais les femmes ne le savent pas : elles jouissent et c’est tout juste si les coutumes admettent qu’on éjacule. On dit que la tendresse et la pudeur sont typiquement masculines. Mais j’ai tendance à croire que l’histoire et la politique doivent mieux expliquer ces traits que la nature masculine. Et je ne trouve aucune justification à notre infériorité.

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Aujourd’hui, nous avons croisé un petit astéroïde. Cette rencontre a rempli toute la journée. Les femmes ont raconté des histoires légendaires sur l’âge d’or. J’ai frémi en entendant dire qu’autrefois cette petite pierre eût mis en miettes le plus robuste des vaisseaux.

Tuer le temps est long. Chacun a l’impression de vieillir plus vite que nature. Les visages sont des visages de fêtardes mais nul souvenir de la fête n’emplit les esprits.

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Je n’ai rien écrit de trois jours. Est-ce par fainéantise ? A vrai dire, je n’en sais rien. De toute manière, je n’aurais rien eu à écrire d’important. J’ai dîné un soir dans la cabine de Roxane. Elle avait cuisiné. J’ai cru qu’après, elle serait plus tendre, voire malhonnête, comme on disait autrefois. Mais non, rien ne s’est passé. Je ne sais quoi souhaiter. Et si j’ose faire un premier pas, que penserait-elle de moi ?

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La capitaine m’a convoqué pour me passer un savon. Elle a lu mon programme de travail. C’est très bien mais j’ai commis de graves fautes d’orthographes. Il paraît que j’ai remplacé plusieurs féminins par des masculins. Je suis menacé d’un rapport officiel à notre retour sur Terre si je recommence ce genre de fautes sur les genres.

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Maintenant je compte les jours. Je bois beaucoup de thé. Je lis beaucoup mais surtout je compte les jours.

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La première et seule valise du voyage est arrivée. Elle ne contient que des informations personnelles ou des nouvelles générales. Pour moi, une lettre de mes parents. Ils ont passé des vacances en Amérique de l’Ouest où ils étaient déjà allées il y a dix ans. Selon eux, le pays s’enrichit. On commence à y voir des avionnettes et des automobiles à moteur ionique importées d’Europe, qui remplacent les vieux véhicules à essence. Mais là bas, un seul euro vaut encore une petite fortune : un bon repas au restaurant où l’on mange de la viande naturelle en buvant du cidre ou de la bière. Côté nouvelles générales pas grand chose. Le mouvement masculiniste, pour qui j’ai voté par procuration électronique a progressé énormément : près de 12% des voix aux municipales et 8% à l’élection du Parlement, soit trois députés. A l’étranger on apprend que les quatre États de l’ancien Japon vont former une confédération dénommée Nouvelle-Aïnou, après un référendum qui aura lieu en francia 2132 et quitteront la confédération coréenne. Côté culturel, le grand succès est le film de la société Matra-fordRétrospection, d’après un roman du XXI° siècle d’avant le Changement. Il est bidimensionnel et sans odeurs ! La critique du Figaro dit que le réalisateur (un homme !) aurait dû le faire en noir et blanc, voire en muet. Hélas, nul n’a songé à nous envoyer une copie, mais je ne crois pas que ce soit pour une question de poids.

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Les manœuvres d’approche ont commencé ce matin. J’ai enfin de quoi m’occuper. Avec l’aide de l’ordinateur à bulles, j’ai calculé la trajectoire finale en fonction du site choisie par les géographes terriennes. La programmatrice connaît bien son boulot et n’est pas muette et laborieuse comme beaucoup de ses consœurs. Le fait que la mathématicienne de bord soit un homme n’a suscité aucun commentaire ironique. Pourtant, j’ai le même grade qu’elle. Elle est tout le contraire du stéréotype de son métier : joviale et poète à la fois. Cela me réconcilie avec l’ordinateur et le sexe fort.

Le vaisseau tout entier revit. Chaque département vérifie scrupuleusement son matériel, mais sans enthousiasme excessif car tout le monde croit que 43234 est sans mystère ni originalité.

Mais l’équipage a des réactions curieuses et pénibles. A table, une bagarre a éclaté entre Drozvpik et un bleu qui la questionnait. La météo ne voulait pas répondre et elle s’est mise en colère. Une claque a volé, accompagné d’un tonitruant « ta gueule » à l’adresse du jeune homme. Ensuite, elle l’a traité de « putain »devant tout le monde. Deux ou trois jeunes bleues l’ont soutenu (leur a—t-il accordé ses faveurs ?) et on a échangé quelques coups. Un certain Ruez de la Plata, que je ne connaissais pas, est intervenu en maugréant contre l’Aérospatiale et cette foutue société. Quand ça s’est calmée, quelqu’une a parlé de lui. Il paraît que c’est un anarchiste, mais pas spécialement masculiniste, mais qu’il n’est jamais allé en prison parce que c’est le petit-fils d’une ancienne président de la Confédération.

Je me suis demandé ce qu’il fait à l’Aérospatiale. Si j’étais anarchiste, j’irais en Amérique ou en Russie. Surtout en Russie : la société y est tellement primitive qu’on doit pouvoir tenter d’y refaire le monde.

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La télévision a commencé à transmettre les premières images de 43324. Quand on a su la nouvelle, tout le monde a défilé devant les écrans. C’est la première fois que je vois tant d’enthousiasme et de juvénilité chez des routinières de l’espace. Quel contraste avec l’ambiance de la veille. Les spéculations hasardeuses et les échafaudages de théories vont bon train. La capitaine a même due lancer un appel au calme et menacer de sanctions les agitées. Elle a aussi rappelé que les paris sont interdits, mais toute le monde s’en contrefiche.

Ces paysages sortes de l’ordinaire, et même de l’extraordinaire.

Au repas de midi, les disputes et la lassitude de la veille sont évanouis. Celles qui avaient pris l’habitude de déjeuner dans leur cabine sont revenues à la cantine. Roxane, qui a cessé de bouder, n’a parlé que de ça. Elle est restée dubitative et plus prudente que les autres. Exceptée Roxane et Drozpik, qui fume placidement sa jolie pipe d’écume de mer, toute le monde a un mot à la bouche :artificiel.«  Artificielest facile à dire » répète Roxane à celles qui veulent l’entendre. Elles opinent, non qu’elles soient d’accord avec elle, mais parce qu’elle est la chef du département de biologie extra-terrestre. Quant à moi, je n’ai jamais entendu dire que la végétation, et encore moins le minéral, ne produisît que des cercles, des losanges ou des triangles isocèles de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres carrés.

Ces formes semblent parfaites. J’ai calculé, bien que je sache déjà ce que Roxane me répliquera, que la probabilité que ces formes soient apparues spontanément n’excède pas un sur dix puissance 112 milliards, en considérant les deux cent millions de planètes que compte à ce jour la Galaxie.

Je crois que si j’étais croyant, j’y verrai la main de Dieu. Comme je suis athée, je me dis que Dieu a l’esprit sacrément géométrique. « La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux » (Genèse 1§2).

Alors, nous avons trouvé notre alter ego, l’être intelligent que nous recherchons depuis un siècle ? Ce soir, le mythe n’est peut-être plus un mythe.

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Il a fallu mettre les réveils à sonner. Le vaisseau, gigantesque et fragile dès que quitte le subespace, s’est doucement posé sur 43234. Conformément à la tradition, dès qu’une femme débarque sur une planète, elle lui donne un nom. La capitaine a décidé que ce seraitELFE, et la radio a envoyé un message sur terre (mais nous y serons retournées avant lui). Pour la première fois depuis mon voyage d’initiation, j’ai eu vraiment peur en débarquant sur une planète. Et je crois que je fus pas le seul. Même Drozpik a laissé sa pipe s’éteindre.

Néanmoins, les caractéristiques d’Elfe sont rassurantes, trop sans doute. Cela doit cacher quelque chose.

L’atmosphère est respirable : eau, oxygène, azote, traces de néon et de gaz rares. La température est celle d’un lieu de villégiature. Quant à la pesanteur, elle est légèrement plus faible que celle de la terre : 0,96 g, alors qu’on s’attendait à ce qu’elle fût légèrement plus forte. L’analyse spectrale révèle un sol riche en métaux de toutes sortes, mais pas la moindre trace de carbone. Trop beau pour être vrai.

L’après-midi, les spécialistes de tous poils ont commencé un patient travail de mise en équations de la planète. Moi, je suis le ballon de rugby que chaque département cherche à accaparer. Elfe est décidément un royaume pour un mathématicien amoureux de son art.

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Roxane a quelques problèmes de classification. Les excroissances, que l’équipage a spontanément appeléesarbres, n’ont rien de végétal, ni d’animal. Mais, Mme Thino, la minéralogiste, refuse de s’en occuper. Pour elle, c’est de la vie, et elle ne connaît que l’inorganique. Alors, Roxane ne cesse de clamer qu’elle est devenue minéralogiste, par défaillance du service compétent.

Cette dispute entre deux départements est plutôt fâcheuse pour le moral de l’équipe. Au dîner, il manquait Roxane et deux de ses collaboratrices ainsi que Mme Thino et son mari, un spécialiste des métaux lourds.

La capitaine a voulu montrer qu’elle est une femme d’autorité. Personne n’en avait douté jusqu’à qu’elle s’acharnât à le démontrer. Les chignons se sont crêpés. Une partie de l’équipage a scandé « minéral, minéral », l’autre moitié a hurlé « végétal, végétal ».

La capitaine a quand même trouvé une solution. Elle a désigné les plus turbulentes pour assurer la garde du vaisseau. « Pur stratagème », m’a dit de manière presque clandestine un inconnu qui avait l’air de me connaître.

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Je me souviens. Ce n’était pas un inconnu qui m’a parlé hier soir, mais Ruez de la Plata. Voilà pourquoi son visage, presque familier, m’a obsédé toute la nuit.

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Ces dames, vertement tancées par la capitaine, se sont décidées à travailler ensemble. Je m’attends à ce que la capitaine m’affecte à un des départements. Mais lequel ?

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Les résultats de la collaboration des deux départements sont nuls. Personne ne parvient même à découper une seule de ces excroissances. Le laser paraît aussi insignifiant que l’acide ou le diamant. Alors, à défaut de pouvoir amener l’excroissance au microscope, elles ont amené l’excroissance au microscope. L’examen est décevant : grossies plusieurs millions de fois les excroissances sont pareilles qu’à l’œil nu. L’intérieur est comme l’extérieur, d’une seule couleur, translucide et uniforme. Simplement, il y a en a des roses, des bleues, des rouges, des vertes, des violettes, des mauves, des oranges et de toutes les couleurs intermédiaires. Et il y a toutes les formes. Quelques unes sont plus grosses, notamment la grosse chaîne qui entoure l’équateur et trois immenses bornes, dont une tout près du vaisseau.

A l’intérieur, rien qui ressemble à une structure quelconque, même sous l’œil du microscopie électronique. Les excroissances ne sont pas faites d’atomes, ni même de particules élémentaires. D’ailleurs, elles sont sans aucune énergie. On dirait pourtant de la matière.

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La capitaine a établi des tours de garde. Je tombe avec Ruez de la Plata. C’est un archéologue espagnol. Il sait jouer aux échecs et nous en fîmes quelques parties, mais ni lui moi n’étions au jeu. Il a fréquemment jeté des coups d’œil au biomètre. Chaque fois qu’il regardait l’aiguille immobile, je l’entendais grommeler « cet engin peut détecter la vie, la vie humaine, la vie animale, la vie végétale, mais ici, la vie ne prend aucune forme connue… les formes qu’elle peut prendre sont nombreuses et nul ne peut prétendre les connaître toutes ».

Notre tour est de quatre heures. Pour tuer le temps, je lui ai montré les photos aériennes de la planète. Ruez les a examinées avec méfiance. Il cherche les preuves de l’artificialité du monde. Autant qu’on grossisse, la symétrie reste parfaite, la régularité invraisemblable et inhumaine. Il m’a dit « c’est l’œuvre de Dieu ». En prononçant ces mots, il y a mis un sentiment infini de respect, de sourde terreur et de petitesse. Pour la première fois, j’ai moi aussi eu peur de cette métaphysique étranger qui semble dominer l’univers plus sûrement que nous maîtrisons le démon de la science.

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La couleur dominante des excroissances ressemble à celle des bonbons gélatineux dont raffolent les Anglais et les Scandinaves. Maintenant tout le monde est plongé dans ce travail de chercher à les examiner, sauf la météo et moi. Quant à Ruez de la Plata, je ne sais pas ce qu’il fait et je demande comment sa spécialité peut contribuer à la résolution du mystère. D’ailleurs, y a-t-il une seule fraction de la science qui parviendra à le percer ? J’en doute. Mais Roxane, qui ne parvient pas à rattacher, même avec beaucoup d’imagination les étranges secrétions ni aux verres les plus parfaits, ni aux basaltes vénusiens, ni au plasma néo-mercurique, met en place une nouvelle systématique.

Comme ces excroissances ne sont pas faites d’atomes, elle les classe en fonction de la couleur, des dimensions, des formes et, nouveauté singulière pour une biologiste, en fonction de l’influence esthétique qu’ont les secrétions sur elle et ses collaboratrices. Évidemment, cela provoque les sarcasme de Mme Thino qui ne cesse d’aboyer que l’entreprise de Roxane est « une démarche ridicule, honteuse, antiscientifique, américaine ». Roxane sourit pourtant encore.

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Mitranan Drozpik peut se rouler les pouces. La composition de l’atmosphère est uniforme et invariable. On pourrait se croire dans un laboratoire parfait. Il n’y a pas de vente, pas de pluie, le degré hygrométrique est constant et les températures suivent le soleil comme une ombre, décrivant tous les jours la même courbe, sans varier d’un poil. Quant aux autres paramètres que mesure généralement une météo ils sont tous constants, à la valeur zéro en général.

La capitaine m’a convoqué et m’a confié d’autres photographies de la planète transmises par un satellite miniature lancé à l’insu de toutes. La qualité de l’image est voisine de celle d’une photographie de la Lune prise d’une orbite périlunaire. En grossissant suffisamment, on parvient à reconnaître chaque d’entre nous, comme si la photo avait été prise à quelques mètres. C’est comme s’il n’y avait pas d’atmosphère, et pourtant dirait Galilée, il y a en a une.

L’avantage est que je me transforme en paysagiste à la française. Tout, et c’est encore plus net vu d’ensemble, est lignes, triangles, losanges, ellipses régulières, cônes, etc. Quant au quadrillage vert de la planète, on dirait du papier logarithmique.

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Ce matin, nous avons une nouvelle surprise et c’est encore l’équipe de Roxane qui est chargée du problème. Le sol, malgré une humidité adéquate, une composition favorable et un honnête ensoleillement est complètement stérile. Aucune plante ne daigne germer, aucune infime bactérie apparaître. C’est en s’en arracher les cheveux. C’est d’ailleurs ce que fait littéralement Mme Thino en ne cessant simultanément de récriminer contre Roxane. On dirait bien qu’elle fait une dépression nerveuse.

Ruez de la Plata est venu me trouver et m’a tenu un impressionnant discours sur les différents types d’architectures animales. J’ai eu droit à un cours passionnant, quoique un peu lassant, sur les fourmis, les Précolombiens, les Turcs, les pandas d’Artimée, les minstrus, les castors et j’en passe. Mais ses arguments en faveur d’une origine artificielle de la planète, ou pour le moins de sa superficie, m’ont ébranlé. Mais j’ai surtout appris, et Ruez pense comme moi que c’est très grave, qu’à lui aussi, la capitaine a confié, cachottière pour le moins, les photographies secrètes d’Elfe.

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On vient de retrouver le corps de Mme Thino.

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Il y a des grottes aux alentours. Comme toutes les formations géologiques ( ?) locales, elles semblent parfaitement agencées et régulières comme la plus sinistre des villes du XXe siècle américain. Quand on aura enterré cette pauvre Mme Thino, je proposerai à la capitaine d’effectuer une mission d’exploration.

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Tout l’équipage est présent, sauf paraît-il une infirmière qui refuse d’assister à l’enterrement d’une suicidée. En fait, on ne l’a pas enterrée car aucun engin n’a permis de creuser une tombe. Il a fallu l’incinérer sans pouvoir même confier ses cendres au vent.

 « vous aviez raison » m’a dit Roxane, probablement en parlant des vertus du phalanstère. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a sa part de responsabilité dans ce drame.

Le soir, presque toute le monde fut ivre. C’est comme si un monde s’écroulait en menaçant de nous ensevelir.

Du coup, je me suis décidé à parler à la capitaine. J’ai surtout essayé de la convaincre de faire quelque chose. L’équipage doit pouvoir s’occuper à autre chose qu’à des mesures stupides qui donnent toujours les mêmes résultats aberrants. J’ai naturellement tout fait pour être de l’expédition ; mais elle n’a rien voulu entendre. Elle prétend que je suis le seul ici à être capable de comprendre ces mystères, avec l’aide de Ruez de la Plata.

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La capitaine — j’ignore toujours son nom — n’a pas tardé. Elle a annoncé sa décision au déjeuner. Je crains qu’il ne soit déjà trop tard. Toutes s’aigrissent, des clans se forment et s’isolent pour jouer aux cartes ou aux jeux vidéos en se saoulant. Ce groupe trop parfait ne sait pas vivre. Conçu pour la paix, il crée la discorde et sème la zizanie.

Le suicide de Mme Thino n’encourage personne à se ressaisir. Les routinières de l’espace, habituées à toute, ne supportent pas qu’un monde résiste à leurs cerveaux, leurs muscles et leurs nerfs.

Cependant des volontaires ont levé la main. L’expédition partira et je n’en serai pas. On met les détails au point, on choisit un trajet, on détermine la liste du matériel à emporter. Ce dernier aspect est le plus délicat. Dans ce monde dur, il paraît impossible de planter un piquet de tente. Finalement, on décide de laisser les tentes et de ne prendre que des sacs de couchage.

Pendant que toute le monde s’agite, Ruez fait des mesures dans son coin. En fait, il vérifie s’il y a un champ magnétique, à l’aide d’une vulgaire boussole qu’il conserve en souvenir d’un tour de terre en navire à voiles. En fait, il y a bien un champ. C’est inadmissible que l’on ait attendu si longtemps pour vérifier ce point. La découverte de Ruez n’est pas si anodine qu’elle a l’air. Cela multiplie les possibilités d’explorations. Elles verront les grottes à pied. Puis, en hélicoptère, elles chercheront le pôle magnétique, histoire de voir si près du pôle, ou des pôles, il y a autre chose que les excroissances.

J’ai quant à moi consacré l’après-midi, avec l’aide de Karoutcha, à chercher la loi d’agencement des paysages. Elle a élaboré la dizaine de programmes que j’ai pu envisager. Mais tout cela paraît trop complexe. Les photographies disent avec certitude que, ici, le hasard tient en une seule formule. La seule question est de savoir si nous parviendrons à la découvrir à temps. Parfois, je suis découragé. Elle aussi, bien que Karoutchaka témoigne d’une ardeur à la tâche qui contraste avec le pessimisme croissant de l’équipage.

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La systémique de Roxane devient de plus en plus complexe. Elle va aussi avoir besoin des services de Karoutchka. En effet, certaines formes sont manifestement la résultante d’autres, selon des lois mystérieuses mais indéniablement mécaniques. Elle a expliqué que tout a commencé quand elle s’est mise à dessiner, dans un moment de découragement, quelques unes des excroissances. Telles et telles se juxtaposent ou se superposent pour en donner telles autres. Certaines ont, si l’œil les regarde sous un certain angle, un air indéfinissable de parenté. Peut-être qu’en appliquant systématiquement toutes les fonctions mathématiques élémentaires, on parviendra à découvrir la forme qui a toute engendrée et quelle loi l’a permise. Bien sûr, ces hypothèses font de Roxane et moi les victimes des railleuses. Mais tant que la capitaine laisse faire, il y a de l’espoir. Et Ruez de la Plata nous soutient.

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L’équipe d’exploration vient de lancer son premier message radio. Dans les grottes aussi il y a des excroissances, mais elles n’ont pas les mêmes formes. Elles sont ciselées et très phosphorescentes. En revanche, le sol est le même ; inattaquable, stérile, d’un blanc invariable et d’une régularité parfaite.

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J’ai déménagé dans la chambre de Roxane. Karoutchaka a souri, et Ruez de la Plata aussi. Mais la capitaine nous a convoquées. Elle craint que cela nuise à notre travail qui devient urgentissime. Pourtant, nous redoublons d’activité.

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L’équipe d’exploration n’a pas donné signe de vie : la capitaine est particulièrement inquiète. J’ai l’impression qu’elle me reproche d’avoir favorisé cette mission pour éliminer pendant quelques temps toutes les maussades du vaisseau. Heureusement, Karoutchka et Ruez de la Plata sont devenus des amies sur lesquelles je crois pouvoir compter quand l’heure viendra de changer l’organisation de ce vaisseau. C’est sûrement triste à dire, mais nous formons déjà un clan, Roxane, Karoutchka, Ruez de la Plata et moi. Alors que nous travaillons, un des assistants de Roxane, qui, au moins depuis le départ de l’équipe d’exploration n’avait pas dessaoulé, a voulu nous aider en faisant son métier d’assistant. Roxane l’a envoyé promener dans des termes inqualifiables.

1er britannica

Toujours aucun signe de vie de l’équipe d’exploration. Que diable se passe-t-il dans ces grottes ? Sont-elles si profondes que les liaisons radios sont impossibles ? Peut-être sont elles perdues dans des crevasses immenses ou bien prisonnières des êtres de ce monde. Bon Marx, j’ai peur ; je voudrais quitter cette planète impossible et revoir ma terre natale.

2 britannica

Enfin un appel radio. Elles ont marché très loin. Drozpik a tué le morveux d’un coup de marteau sur la nuque alors qu’il dormait paisiblement puis s’est jetée dans un gouffre. Le groupe s’est divisé en deux. Le premier a entrepris de descendre au fond de la crevasse pour remonter le cadavre de Drozpik. Le second est sorti pour nous appeler mais ne l’a finalement fait qu’après la remontée du premier groupe. Deux heures après la descente, ils ont vu remonter Bernard Stross, le laborantin de feue Mme Thino. Il était harassé et hurlait : « ça n’a pas de fond ; ça n’a pas de fond, puis il s’est écroulé de fatigue. Il a hurlé parfois dans son cauchemar qui devait être permanent.

A la radio, la capitaine s’est énervée. Elle a ordonné à la voix inconnue de rentrer immédiatement en laissant les cadavres sur place. J’ai entendu à l’autre bout la voix qui répétait « elles sont dans le gouffre sans fond, elles sont dans le gouffre sans fond, elles sont… « 

 qui est au fond ? grogna la capitaine. Et à ce moment la communication a été coupée.

Un lourd silence est tombé sur le vaisseau. La situation est urgente, et la capitaine a convoqué toute l’équipage présente. Une demi-heure plus tard, à trois heures, il manquait encore l’infirmière, celle qui n’avait pas voulu aller à l’enterrement de Mme Thino. J’ai retrouvé son cadavre dans un placard de l’infirmerie. Il avait été mutilé : les yeux crevés, les oreilles, la langue, les cheveux, les mains et les pieds coupés au hachoir, mais on n’avait touché ni aux seins, ni au sexe.

La criminelle est évidemment l’une de nous ; cela fait sept coupables potentielles : de quoi donner la frousse. La réunion se passa en interrogations solitaires et silencieuses, en coup d’œil furtifs jetés sur les coupables possibles.

La doctoresse a examiné le cadavre.

 « il est frais » a-t-elle dit.

Karoutchka a souri à ce mot. Ruez de la Plata s’est mis à fumer, ce que ne lui avais jamais vu faire. Un, deux, trois et maintenant quatre cadavres gisent un peu partout sans que nous n’ayons rencontré rien de dangereux. Ces cadavres sont nôtres. Mais pourquoi ?

Tout à l’heure, je serai de garde avec Ruez. Je pressens que cela sera pénible. Tant que la capitaine n’aura pas trouvé l’assassine, personne ne pourra travailler à l’aise. Et les cadavres que nous a signalés la voix anonyme là-bas, celle du bleu qui s’appelait Patrick et qui avait peut-être le tort de toujours poser des questions à la doyenne de l’espace, et celui de cette météorologiste qui semblait fumer placidement la pipe, ces cadavres sont aussi nôtres.

Parfois, je me sens coupable des deux mortes des grottes. J’ai voulu qu’elles aillent la-bas pour satisfaire une curiosité insatiable et pour convaincre de tristes sires qu’elles avaient l’âme des anciennes pionnières.

D’autres fois, je me dis que les vraies coupables, c’est celles qui nous ont envoyées sur cette planète, pour expérimenter l’idée d’une toute puissance psychologue de l’Aérospatiale, peut-être parce qu’elles savaient depuis toujours qu’Elfe est invivable.

Et toujours une question lancinante me revient : pourquoi cette planète si proche de la Terre, a-t-elle été oubliée ? Je ne sais qui de nous survivra, ni si un scandale éclatera, mais je le souhaite, surtout le scandale.

3 britannica

La garde d’hier soir fut longue. Nous avons de nouveau joué aux échecs, mais le cœur se forçait encore davantage que la première fois. Ruez de la Plata est vraiment un homme étrange. C’est vrai qu’il a tout d’un anarchiste mais je commence à comprendre qu’il soit ici. Il aimerait tant découvrir une architecture intelligente qui ne soit point le fait de l’homo sapiens. Ce n’est pas qu’il déteste ni qu’il méprise les humaines, mais il veut montrer à celle qui nous gouvernent que notre organisation sociale est ridicule. Et il trouve merveilleux de rencontrer des êtres qui vivent meurent souffrent jouissent aiment et rient d’une autre manière.

Au petit matin, le biomètre se mit à grimper. Ruez alla réveiller la capitaine et moi, paisible mathématicien je me suis surpris à calmer mes nerfs sur une chaise que j’ai fini par casser.

Ce n’était qu’une fausse alerte. Tant mieux, parce que j’aurais eu honte que des êtres intelligents nous prissent pour un échantillon représentatif de l’espèce humaine.

Nous sommes toutes tristes comme des cadavres et nerveux comme des condamnées à mort.

Les autres sont arrivées vers dix heures. Stross est à moitié dingue. Monsieur Thino n’est jamais remonté du gouffre. Mme Dorozvpik gît à coté de lui. Le capitaine adjoint est lui aussi au fond, mort. Quant au corps du pauvre Patrick — le morveux — il est défiguré. Mais c’est le seul cadavre qu’elles ont ramené. Celui qui avait appelé est un mécanicien avec son épouse. Deux autres techniciennes étaient aussi restées en haut mais elles ont l’air d’avoir plus ou moins perdu la raison. Le mécanicien parle curieusement de bizarres choses gélatineuses, comme s’il avait parlé avec elles.

5 britannica

Personne n’a encore découvert l’assassine sadique de l’infirmière. D’ailleurs nulle ne paraît se souvenir qu’il y a déjà eu deux meurtres et deux suicides, sans compter quatre décès accidentels lors de l’expédition. On croirait même qu’elles ignorent qu’elles sont membres d’un phalanstère chargé par l’Aérospatiale de la Confédération européenne de résoudre un mystère invraisemblable et totalement imprévu.

Plus personne ne travaille, sauf Karoutchka et moi. La capitaine a perdu toute autorité. Elle s’est d’ailleurs fait traiter, sans réagir, de tous les noms d’Oiseaux par un technicien à qui elle demandait de s’habiller de manière moins délabrée. Je ne sais si elle mène une enquête, mais si cela continue d’évoluer ainsi, il n’y aura plus personne qui voudra appréhender la coupable.

La doctoresse est surchargée de travail. L’expédition reste en piteux état. Des bagarres éclatent. Tout à l’heure il y a eu deux accidents aussi idiots qu’impossibles. Une des techniciennes a remis une allumette enflammée dans une boîte et il y a eu un début d’incendie. Ensuite, le type qui avait appelé de la grotte n’a trouvé rien de plus intelligent que de s’endormir dans sa baignoire, la tête entièrement dans l’eau. Pendant trois heures, la doctoresse a dû s’occuper de lui et je ne suis pas sûr qu’il ne faille pas compter bientôt un cadavre de plus à l’actif de l’expédition.

6 britannica

Quand ce matin, Karoutchka et moi avons cru triompher, il a fallu, comme elle le dit si bien, enfourner l’ordinateur. Il n’a pas accepté de recevoir tant de données, des photos, des enregistrements, des notes. Il a planté et nous ne sommes pas parvenus à réinitialiser les logiciels. J’y croyais pourtant. Nous étions près de percer le mystère, mais cet ordinateur détraqué semble conspirer avec des déesses inconnues pour nous empêcher de savoir..

Personne ici n’est capable de réparer l’Othellus VI. De toute manière, la capitaine doit songer, selon tout vraisemblance, à rapatrier tant que bien que mal ce qui reste du phalanstère psychosociologique.

Et puis, qu’ai je à faire de la loi de ce monde ? Je sais qu’elle est d’airain et qu’à côté de moi des esprits périssent. Je sais surtout que Roxane est là et que son lit ouvert me protègera de bien des périls.

7 britannica

Plus personne n’assure ses gardes. A neuf heures, nous étions seulement trois à prendre notre petit déjeuner au réfectoire. Ruez de la Plata était toujours là, toujours aussi strictement vêtu, ainsi que Karoutchka. Comble de la dérision, le plus anticonformiste d’entre nous est un des rares à respecter encore les règles de la conformité sociale.

Quand on allait partir, la doctoresse est arrivée. C’est la première fois que je parle avec elle. Elle nous a prié de l’excuser pour son retard, c’était pourtant la quatrième à arriver au réfectoire.

Je voudrais secouer Roxane mais ne peux plus rien lui dire. Elle devient hargneuse comme si elle était jalouse, mais de qui bon Marx ?

Karoutchka cherche une méthode qui éviterait d’utiliser un ordinateur. Ruez est venu nous rejoindre, non pour nous aider car il se prétend incapable de quoi que ce soit en dehors de l’archéologie, mais pour trouver une compagnie saine. J’aime qu’il soit là et Karoutchka aussi : ainsi nous nous demandons moins souvent qui est fou, nous ou les autres.

8 britannica

Au matin, la doctoresse était à l’heure. Elle voulait que nous allions voir la capitaine. C’est infernal de vivre comme cela avec des gens à demi-hystériques parce que la planète trop régulière, trop symétrique, trop parfaite dans ses mystères grandioses leur fait perdre l’esprit. La doctoresse semble épuisée par toutes ses bagarres et les signes cliniques des « folles » sont trop discordants pour qu’elle parvienne à établir un diagnostic cohérent. D’après elle, c’est un mélange ou une succession rapide de toutes les maladies mentales, de la classique schizophrénie à la nostalgie aiguë de l’espace, sans compter quelques inclassables particularités locales.

J’étais prêt à la suivre jusqu’au bureau de la capitaine, puis je me suis ravisé en me disant que rien n’est grave tant que la capitaine reste saine d’esprit.

8 britannica

Ruez de la Plata a trouvé quatre cadavres dans la salle des machines : celui du mécanicien parti en expédition, celui de son épouse et des deux techniciennes. Apparemment, elles ont fait la fête très longtemps. L’alcool et je ne sais quelles drogues ont dû être abondamment utilisés.

Le cadavre du mécanicien est horriblement mutilé. La doctoresse dit que l’homme est mort de ses mutilations, dans des souffrances sans doute atroces. J’ignore le détail des tourments que les trois femmes ont infligé au mécanicien avant de la châtrer mais il a dû devenir fou avant de mourir.

Il est sûr que son épouse est morte après avoir sombré dans un coma éthylique. Une des techniciennes paraît décédée des coups de fouet qu’elle a reçus, alors que le cadavre du mécanicien devait déjà commencer à refroidir. Quant à la dernière femme, un choc au crâne, contre l’angle aigu d’une quelconque machine, a dû provoquer un rapide décès.

Le bilan est simple. Nous ne somme plus que huit : la capitaine, la doctoresse, le cuisinier, Roxane, Karoutchka, Stross, Ruez de la Plata, et moi-même. En fait, Stross est aussi inutile qu’un cadavre. Il erre comme un fantôme dans les couloirs du vaisseau. Il nous contraint à tout fermer à clef car il brise tout ce qui lui tombe sous la main. La nuit, il hurle des noms de couleur et parle d’un monstre sans corps qui a dévoré le capitaine adjoint, Mme Thino, l’ingénieuse, et autre nom de personnage dont je ne sais ni le nom, ni la fonction, ni le sexe, ni même s’il existait.

La capitaine nous en encore convoquées. Elle a récapitulé la liste des morts. Sans trop savoir pourquoi, je lui ai demandé quel était le nom de celle qui n’est jamais sortie du gouffre sans fond. Elle m’a simplement murmuré que son mari, y était également.

En fait, cette réunion n’a servi à rien. J’ai insister pour rentrer, la capitaine a continué à parler de son mari.

10 britannica

Karoutchka et Ruez sont venues avec moi visiter la salle des machines. Peut-être partirons nous sans demander la permission de la capitaine. UN instant, je vois déjà les titres des journaux « MUTINERIE SUR ORCHIDÉE III ! »

Il n’en est rien. Nous ne nous mutinerons pas, non par respect de la hiérarchie ou par manque de courage. Mais tout simplement parce que quelqu’une (qui ?) a saboté le système directionnel. Sans lui, nul ne sait où nous retrouverions. Sans ordinateur, sans système directionnel, sans ingénieuse, sans mécanicien et sans espoir. Nous ne dirons rien à la capitaine, ni à Roxane, ni peut-être même à Roxane.

Mais il faut reprendre le problème à zéro : faire parvenir un message à la terre, même si nous allons probablement périr avant qu’il parvienne à l’aérospatiale. En plus, je dois porter la jupe et m’occuper de Roxane.

J’ai décidé d’interroger Stross pour en savoir un peu plus sur le gouffre sans fond. Bien que dérangé, son esprit est sans doute capable de dire quelque chose, du moins pendant quelques jours encore, car son état se dégrade très vite. Tout le problème sera de démêler le cauchemar de la réalité, le fantasme du vécu. Mais qu’est ce qui a dérangé l’esprit de ces pauvres diables ? Ce n’est quand même pas le phalanstère psycho-fonctionnel qui a pu avoir des répercussions pareilles. Ce monde a beau être déconcertant, il n’est quand même pas effrayant. IL n’y a pas de plantes carnivores ou toxiques, pas d’animaux féroces, de gaz empoisonnés, de températures extrêmes ou de pluies diluviennes. On se croirait dans un jardin minéral, pas dans un enfer !

11 britannica

On pourrait appeler cela le syndrome d’Elfe. En tout cas, depuis midi, le cuisinier en est atteint. C’est peut-être une variante car lui il se contente de bizarreries à peine dangereuses, qui en d’autres temps et d’autres lieux ne seraient que des plaisanteries. Ici et maintenant, elles prennent un relief menaçant. Ainsi, il nous a servi comme dîner, le corps décongelé de la mécanicienne et comme légumes des trompettes de la mort. A part Stross, personne n’a voulu goûter la pauvre femme. Le cuisinier est parti en hurlant, fâché qu’on refuse son repas.

Après quelques propos, nous tombâmes d’accord pour dire que cette macabre plaisanterie ne nous avait pas coupé l’appétit, et nous sommes parties dans l’intention de fouiner dans les cuisines. Un bazar indescriptible y régnait. Les ingrédients étaient éparpillés ou mélangés comme si un ouragan était passé là. Des casseroles et des poêlons cabossées traînaient à terre. Tous les couteaux, soigneusement aiguisés, étaient rassemblés sur une grande table, comme s’il avait voulu exposer une collection d’armes. Le cuisinier, nu comme un ver, fourchette à la main, s’apprêtait à s’installer dans le four allumé. On aurait récupéré un corps carbonisé. Nous l’avons contraint à sortir de la cuisine, sans être certain que c’était le bon choix.

Après avoir grignoté quelques casse-croûtes hâtivement confectionnés, nous avons couru en vain derrière Stross pour l’interroger. Il est resté invisible tout l’après-midi. Aussi nous avons repris notre travail sur les fiches de Kartouchka élaborées pour déterminer la structure de la planète. La difficulté est qu’il y a trop de données à traiter. L’ordinateur lui-même n’aurait peut-être pas été assez puissant. Nous orgueilleuses humaines, nous prétendons arriver seules, à deux personnes, à trouver la loi qui a engendré ces pavages et ces excroissances. Ruez est effaré quand il voit nos pages d’équations, ces centaines de calculs complexes pour déterminer le nombre de lignes vertes, leurs positions par rapport aux triangles rouges et les scénarios abracadabrants que nous posons pour réfléchir.

Je suis certain que nous en sommes capables, mais cette conviction n’est pas de raison. Nous n’avons pas le choix car sinon nous allons tous crever de folie.

12 britannica

J’ai été réveillé en sursaut vers 3 heures du matin par Roxane. Elle m’a littéralement chassé de mon lit en gesticulant comme une pestiférée. La chevelure ébouriffée, le visage soudainement émacié elle me criait « tu connais le secret, sorcier, mais tu devras parler ou mourir fils d’Adam ».

Le bruit a réveillé Karoutchka. Elle a très mal pris l’incident et s’est précipitée sur le poste de transmissions. En vain. Je suis atterré. Il n’y a plus la moindre espérance d’un secours. La farce ressemble trop à celle des dix petits nègres d’une archaïque autrice, avec la différence que je ne vois nulle part de justicier masqué.

Je me suis recouché et plus ou moins rendormi. J’ai pris mon petit déjeuner avec la doctoresse qui m’a tenu un drôle de discours sur les origines du phalanstère. Pour elle, cette expérience aurait dû être réservée à un voyage dans le temps. Elle disait que le monde où l’on séjournait était fictif, que les cadavres qui jonchent le sol se réveilleront à la fin de l’expérience. Le vaisseau lui-même est le produit d’une hypnose collective engendrée par une formule sophistiquée qu’il suffirait de découvrir pour que tout l’édifice s’ébranle.

13 britannica

J’ai fait l’amour avec la doctoresse. Mais pour y parvenir nous avons dû ligoter Roxane qui hurlait des menaces sabbatiques en brandissant un tison enflammé. Après cette agréable intermède, nous sommes parties cherché Stross avec l’aide de Ruez et de Karoutchka. Stross était avec le cuisinier. Ils préparaient des plats en sanglotant. J’ai voulu saisir un gâteau mais Karoutchka a arrêté ma main. La doctoresse a trouvé dans ce mets, rien qu’en le reniflant un coquetèle spécial d’arsenic, de curare, de barbituriques et de médicaments toxiques dont les noms m’étaient inconnus. Elle m’a juré qu’il y a avait de quoi empoisonner tous les survivants plusieurs fois. Stross et le cuisinier ont vite compris que Karoutchka avait deviné la nature de leur cuisine. Ils ont éclaté de rire, d’un gigantesque éclat de rires déraillés. Nous n’avons rien fait, à quoi bon.

L’après-midi fut encore plus funeste. Roxane a allumé un incendie de chaises de papier et d’alcool à brûler puis s’est jetée dedans en criant que le feu purifie. Elle paraissait ne sentir aucune douleur et s’est gravement brûlée. On a éteint le feu mais Tatania, j’appelle depuis la doctoresse par son prénom, désespère de la sauver.

14 britannica

Roxane est morte dans la nuit. Elle aurait pu gagner la bataille d’Elfe, quel gâchis ! On l’a congelée, comme les autres.

15 britannica

Je n’ai vu personne. Je suis resté enfermé dans la bibliothèque grignotant quelques provisions non contaminées.

16 britannica

La doctoresse, que je n’avais pas vue depuis la mort de Roxane a failli mourir noyée dans sa baignoire, le corps imbibé d’alcool, un livre licencieux à la main.

Pour tuer le temps, j’ai encore travaillé mais je n’ai jamais quitté les survivants, sauf Stross et le cuisinier qui courent dans le vaisseau et gambadent parmi les excroissances comme des enfants de cinq ans en faisant des farandoles.

Tout a raté. Tout notre travail est vain, inutile, stipendiaire de notre raison et peut-être même son meurtrier. De dépit nous nous sommes livrés à une orgie frénétique et interminable qui ne nous a pas raccommodé avec la science, ni avec Elfe ni avec l’aérospatiale.

17 britannica

Nous avons passés la nuit ensemble, barricadées dans la chambre, chacune veillant à tour de rôle en épiant les bruits de Stross et du cuisinier. Il ne s’est rien passé de dangereux pour nous, en tout cas nous n’avons rien détecté.

Au petit déjeuner, le bilan fut vite fait : quatre survivantes à peu près saines d’esprit (deux hommes et deux femmes) et deux fous psychopathes jusqu’à la moelle. Mais je ne suis pas sûr que les deux femmes ne soient pas folles, en tout cas un peu. Elles parlent de s’installer définitivement sur ELFE, d’être les pionnières d’un nouveau monde. En attendant, le plus urgent est de trouver quelque succédané de terreau ou de se lancer dans la culture hydroponique car nos provisions ravagées par Stross et le cuisinier ne risquent pas de durer longtemps. Il faut aussi trouver le moyen de les soigner un tant soit peu, de les faire travailler et en tout cas de les éloigner des dernières réserves. Ensuite, nous verrons si l’on peut réparer la télétransmission et le vaisseau lui même. Quel utopie ! Et comme ça ne marcheras pas, du moins les réparations, nous aurons des enfants et créerons une colonie et comme nous ne sommes pas nombreux tous les hommes (mêmes les fous ?) seront les maris de toutes les femmes.

Pour le terreau de culture nous avons osé découvrir la solution. Il suffit de décongeler les corps gardés pour les autopsies, attendre qu’ils se décomposent et mélanger aux cadavres la poussière — toute terrestre — de notre vaisseau (et plus question d’utiliser les toilettes chimiques qui détruisent nos précieux excréments).

Nous travaillerons beaucoup si nous voulons survivre. Mais transformer un mathématicien, une doctoresse, une programmatrice et un archéologue en agricultrices sur cadavres décomposés va être dur.

20 britannica

Depuis trois jours, nous travaillons d’arrache-pied et je n’ai pas trouvé une minute pour tenir mon journal. Hélas, cela ne fait qu’empirer. Les dégâts de plusieurs journées de folie collective sont immenses. Presque la moitié des livres sont détruits, déchirés ou brûlés. Il en va de même des disques et des bandes musicales ou scientifiques jetées dans un brasier de meubles et de papiers. La moitié des aliments congelés ont péri car un des deux congélateurs est en panne depuis Marx sait combien de jours. A part le lyophilisé, il ne reste pas grand chose à manger et nous nous rationnons.

21 britannica

J’ai fini d’établir l’inventaire de nos ressources. C’est maigre. Les deux femmes, si enthousiastes après l’orgie de l’autre jour, semblent désormais effondrées. Ruez ménage le tabac qu’il lui reste. Comme c’est le seul à fumer, c’est autant de disputes évitées. Il ne dit rien comme la dernière fois que nous avons fait une réunion sérieuse. Je prédirais volontiers qu’il mijote une petite surprise.

Tout d’un coup, Karoutchka a voulu faire l’amour, ne faire que l’amour et en mourir. Ruez, anarchiste ou chrétien des origines, je ne sais plus rien maintenant, s’est mis à parler des dieux qu’il haïssait tant. Il a l’air serein comme si le drame ne l’émouvait pas. Il semble détaché, plus indifférent que jamais. Mais son silence en dit plus que les volubiles paroles des autres.

Nous avons soigneusement mis sous clef ce qui peut s’abîmer, ce qui est destructible, consommable ou transportable de crainte que Stross et le cuisinier ne commettent encore quelque catastrophe. Et puis nous sommes aller nous coucher en nous séparant en deux couples : Tatania et moi d’une part, Ruez et Karoutchka d’autre part.

22 britannica

C’a été un grand jour. Nous avons réuni tous les cadavres, nous avons balayé partout, même à l’extérieur d’Orchidée III. Les excréments soigneusement récupérés ont été broyés avec les cadavres. Par dessus, nous avons semé nos premières carottes, des pommes de terre, des choux de Bretosphi, du soja et du blé et quelques autres plantes dont j’ignore le nom qui, selon Tatania doivent nous garantir un régime alimentaire équilibré, quoique sans viande. Pour avoir des protéines animales, il faudra décongeler les embryons stockés au département de biologie à moins 180°.

Nous avons fait l’amour avec fougue.

23 britannica

Journée épuisante mais le travail nous rend presque heureuses.

24 britannica

Stross et le cuisinier ont fait une apparition. La régression mentale continue son chemin. Ils ne se comportent plus comme des aliénés mais comme des arriérés profonds, à la limite de l’animalité. J’entrevois le moment où ils ne seront plus que des larves. Même physiquement, ils changent. Ce n’est pas seulement la crasse et les ongles longs qui me donnent cette impression. Leurs lignes deviennent anguleuses, et ils ressemblent à des marionnettes de cristal. Ils savent peut-être encore parler mais ils ne parlent plus. Leurs grognements ont succédé aux paroles incohérentes d’il y a jours. Je me réjouis que Roxane soit morte. Cela aurait été insupportable de la voir ainsi, j’aurais préféré la tuer de mes propres mains.

Ruez est effaré et Tatania a levé les bras vers les cieux.

25 britannica

J’ai fini par faire l’amour avec Ruez de la Plata. Est-ce que les deux femmes, de leur côté ?

Après cet acte, le premier de ma vie (mais sans doute pas le premier de Ruez), je me suis rué sur mon antique stylographe.

Le spectacle d’un mathématicien, d’un archéologue, d’une programmatrice et d’une doctoresse plongés dans des livres et des logiciels didactiques de mécanique, essayant de réunir ce qu’une surspécialisation leur a laissé du reste des sciences pour faire fonctionner un système directionnel ultra-sophistiqué et détraqué est à la fois surréaliste et navrant.

27 britannica

Les jours passent et se ressemblent. Cependant nous avons progressé quelque peu depuis hier. En théorie du moins, nous comprenons à peu près comment fonctionne un système directionnel de vaisseau spatial. En fait c’est une simple machine qui fait des calculs trigonométriques dans un espace non-euclidien convexe à quatre dimensions en se repérant sur les astres rouges les plus proches. C’est sans doute la détection des ondes lumineuses qui ne marche pas. Pourquoi ? Peut-être à cause de la stratosphère d’Elfe, peut-être à cause de pas de chance, peut-être tout bêtement parce qu’une pièce mécanique est cassée ou une puce détériorée.

28 britannica

Aujourd’hui, nous n’avons pas avancé d’un poil, ni du côté bouffe, pris en charge par la doctoresse et Ruez, ni du côté du système directionnel que Karoutchka a essayé de tester.

Vers cinq heures, toute le monde était déprimée que j’ai proposé aux autres de leur apprendre à jouer au bridge. Ils ont accepté.

Jour de la confédération

Nous avons fêté dignement la nouvelle année. Une bonne partie de notre stock de vivres y est passé. Mais nous n’avons consommé que les meilleurs produits : saumons de Garonne, fois gras d’Italie, champagne, œufs d’escargots Streffesiens, fromage de lait de chamelle et pour finir glace de Munich aux fraises chinoises et au verglus.

Ce repas de roi nous a fait oublier nos misères pendant quelques heures et personne n’a vraiment travaillé.

1er Germanica 2132

En réalité la fête a mal finie. Karoutchka a eu une nouvelle crise et Ruez s’est énervé contre elle. Personne ne m’a cru quand j’ai dit que c’était la faute à l’excès de champagne.

Un tranquillisant léger a fini par la remettre d’aplomb. Pendant son sommeil, nous avons discuté de son cas. Tous trois nous craignons qu’elle finisse comme les autres. Ruez qui s’est remis a parlé pense que c’est elle qui a assassiné l’infirmière.

Finalement nous avons encore fait des plans d’avenir et mis au point tout un programme : nettoyer, cultiver, ranger sans nous résigner à abandonner tout espoir de réparer la télétransmission ou le système directionnel.

Mais il faut tout apprendre, faire à quatre plus de trente métiers différents, avec comme seule aide une bibliothèque à moitié détruite.

2 Germanica 2132

Stross et le cuisinier marchent désormais à quatre pattes. Ils sont incapables d’ouvrir une porte.

Pendant la nuit, je les ai entendus hurler comme des bêtes féroces. Je frémis à ce qui se serait passé si Roxane n’était pas morte de ses brûlures.

3 Germanica

Au petit matin, Tatania a découvert les cadavres de Karoutchka et de Ruez tendrement enlacés dans une position étrangement lascive.

Tatania estime qu’elles sont mortes de crises cardiaques provoquée par un mélange de médicaments et d’aphrodisiaques corsés.

Si l’on excepte Stross et le cuisinier, qui ne plus vraiment des femmes, nous ne sommes plus que deux humaines sur Elfe. La solitude va peser.

Nos deux amis sont morts dans l’extase, mais cela console-t-il ?

Qu’allons nous devenir, nous couple maudit : serons nous l’Ève et l’Adam d’une nouvelle ère, ou finirons tous par gambader parmi les excroissances comme Stross et le cuisinier jusqu’à mourir de faim.

4 Germanica

J’ai découvert les cadavres de Stross et du cuisinier. On était tellement hanté par l’idée qu’ils puissent détruire nos provisions qu’on les a laissés mourir de faim ou de soif près d’un placard fermé à clef qu’à quatre pattes ils n’auraient pas pu ouvrir de toute façon.

Étrangement, cette découverte morbide ne me donne aucun sentiment de culpabilité. Je me suis replongé dans l’étude de la réparation de la télétransmission.

Pour deux, il y a désormais à manger pour un an. Faire pousser des cultures est désormais inutile puisque nous serons fous avant qu’elles soient utiles, mais Tatania essaie quand même.

5 Germanica

Tatania a observé au microscope quelques unes des graines plantées dans le terreau de cadavres. Normalement, elles devraient commencer à subir des modifications signes de la future germination. Il n’en est rien. D’ailleurs, les cadavres ne pourrissent pas. Chose étrange, ils ne sentent pas. Tatania est persuadée qu’il n’y a aucun risque de maladie infectieuse car la planète Elfe est rebelle à la vie.

6 Germanica

Je me suis disputé avec Tatania en essayant de la convaincre de moins boire. Mais je ne peux rien faire. Tout est inexorable : folie et mort.

Elle a arrêté de travailler et lit des romans policiers dénichés je ne sais où et s’est mise à fumer la pipe de Ruez.

8 Germanica

Je crois que la télétransmission est réparée. J’ai envoyé un appel et les signaux de contrôle signalant le fonctionnement de l’appareil se sont allumés normalement.

Bien que je n’en sois pas absolument certain, et j’ai annoncé la nouvelle à Tatania.

Nous avons dignement fêté la nouvelle, avec du champagne et de la musique et en faisant l’amour par terre. Mais après, en la regardant, je l’ai trouvé terriblement vieillie.

On a encore fait un bon repas. Tatania m’a déclaré qu’elle se sentait revivre.

9 Germanica

Ce matin il fait beau, terriblement beau, comme toujours. Les excroissance continuent de me narguer. Leur arrangement merveilleux signifie enfer.

J’ai remis de l’ordre. Tatania s’est énervée contre ma tâche. Elle a de nouveau sombré dans la dépression et nous avons dormi séparément.

Par prudence, je me suis soigneusement enfermé avant de dormir.

10 Germanica

Tout en prenant un petit déjeuner, j’ai voulu reprendre la série d’équations que Karoutchka et moi avions étudiées. Tatania s’est enfermée dans sa chambre. J’ai gaspillé une précieuse heure a essayé de l’en faire sortir.

11 Germanica

Pas vu Tatania de la journée.

Je me suis octroyé deux ou trois pauses pour lire un roman de Simenon, un français du XX° siècle.

12 Germanica

Impossible de faire sortir Tatania de sa chambre. Des progrès dans ma recherche. Ce Simenon fut un merveilleux romancier, mais sa langue est archaïque. Le plus frappant est sa manière d’accorder les adjectifs et les participes passés, qui sont presque toujours au masculin, ce qui s’accorde bien avec ce monde imaginaire où les femmes ne sont rien et les hommes tout. J’ignore si c’est un trait de l’époque ou une figure de style.

13 Germanica

Tatania est sortie de sa chambre armée d’une clef anglaise. Elle a tenté de me tuer. Comme d’autres, elle m’a accusé d’être le diable.

Je dois redoubler de précautions pour assurer ma survie. J’ai barricadé la salle où je travaille.

14 Germanica

La salle de programmation est couverte de calculs, de schémas et de figure. Parfois, voir autant de papier noirci me rend dingue et j’ai l’impression de ne rien comprendre à mes propres travaux.

Je dors dans cette salle, mieux barricadée que ma chambre.

15 Germanica

Plus de papier en salle de programmation. J’ai passé la moitié de la journée à fouiller le vaisseau pour trouver du papier.

J’ai enfin trouvé du papier dans un placard. Dessous quelqu’un avait caché un revolver chargé, que j’ai emporté. Je suis allé cherché à manger et j’ai rencontré Tatania dans la cuisine. Elle m’a arraché mes précieuses feuilles et a tenté d’y mettre le feu. En l’assommant avec une planche de cuisine, j’ai pu sauver l’essentiel de mes feuilles.

Après un tranquillisant, j’ai eu droit à des excuses. Elle m’a déclaré qu’elle est folle, ce qui est sans doute vrai, et veut que je la tue avec l’arme à feu.

J’ai refusé.

16 Germanica

Trouvée et retirée Tatania à temps du four.

De gros progrès dans mes recherches.

Lu un nouveau Simenon.

17 Germanica

Je suis sorti de la salle de programmation pour aller pisser et j’ai oublié de fermer à clef. En revenant, j’ai trouvé Tatania qui mettait le feu à mes calculs. En voulant protéger mes calculs, j’ai blessé Tatania avec le revolver, gravement je crois. Elle saigne. Je fais des pansements mais je ne sais pas comment retirer les balles. Je lui ai administré des médicaments, presque au hasard.

17 Germanica vers midi

J’ai veillé Tatania toute la nuit. Elle n’a pas cessé de délirer toute la nuit. Elle est morte, vers sept heures du matin. Je me suis endormi près du cadavre.

25 Germanica

Depuis la mort de Tatania, j’avais arrêté ce journal. Je suis épuisé par mon travail, 18 heures par jour. Ceux qui découvriront mon cadavre pourront s’en servir. Je suis fermement décidé à tenir mon journal jusqu’au bout, même s’il ne se passe rien.

26 Germanica

Je me suis lavé pour la première fois depuis la mort de Tatania et je me suis rasé. J’ai mijoté un bon petit plat de langoustes décongelées. J’ai travaillé et de nouveau j’ai lu quelques chapitres d’un autre Simenon.

27 Germanica

Même chose que hier, sauf que je ne me suis pas rasé.

27 Germanica

Même chose que hier, mais je me suis rasé.

1er Italia

Rien à signaler. Je progresse.

2 Italia

Rien à signaler. Je progresse.

3 Italia

Rien à signaler. Je progresse.

4 Italia

Dans l’ancien calendrier, c’est dimanche. Je me suis accordé une ballade de deux heures parmi les excroissances.

6 Italia, deux heures trente deux du main

Euréka ! J’ai trouvé.

Ce monde est le monde des mathématiques, ou comme une reproduction de l’univers mathématique. Voilà pourquoi elles sont toutes devenues folles : trop de rigueur, trop de symétrie, trop de géométrie, trop de régularité.

C’est tout simple pourtant. Les excroissances vertes sont les nombres naturels, les bleus les réels, les ultra-violettes les imaginaires, les biscornues oranges sont des sinus, les grottes sont des primitives, le ciel est l’omega, les grosses bornes sont zéro, un, et e ; le quadrillage du sol et de l’espace est celui des triangles, des carrés des losanges, des polyèdres, des pyramides, des sphères, des pavés etc.

Je vais aller dormir puis je recopierai au propre la table de correspondance entre les formes et les nombres.

7 Italia

La table est au point. J’ai passé quatorze heures à la recopier puis j’ai bu une bouteille de champagne.

En la dégustant, je me rends compte que j’ai encore deux problèmes à élucider.

Le premier ne concerne que la table mais il est de taille. Je n’ai pas trouvé ?, alors que j’ai déniché tous les autres nombres remarquables en forme de borne : « e » sur l’autre hémisphère, racine de moins un à quelques kilomètres du vaisseau, les nombres premiers alignés le long de l’équateur pour les plus petits puis s’enroulant pour les plus grand en une immense hélice infinie qui s’enroule autour d’Elfe.

Le second problème est plus grave. Mais sa réponse doit figurer dans le précédent. Ce monde est-il réel, et s’il est réel, est-il naturel, artificiel, produit d’un conditionnement par les psys chargés du programme du phalanstère psycho-fonctionnel ?

Si je trouve la réponse, je l’inscrirai sur ce cahier, sur la couverture et en bas de chaque page.

Le journal du mathématicien Zeiss s’arrête ici et tout porte à croire qu’il n’a pas pu résoudre le dernier problème avant de mourir.

Sa mort a vraisemblablement été curieuse. Contrairement à celui des autres cadavres, son visage était serein, son corps était étrangement cristallisé, parfaitement symétrique, comme s’il était parvenu à atteindre la symétrie parfaite dans son physique et dans sa psyché.

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