Condamnation pour mémoire

par Hélène Lipietz et Alain Lipietz

mardi 13 juin 2006, par Hélène Lipietz

Le Monde a publié cet article avec des coupes le 15 juin... Sympa d’écrire à 4 mains avec le frangin...et puis, par internet interposé, on ne se dispute pas trop... le prochain article est la réponse à monsieur GALLOIS, dans le Figaro

Pour la première fois la justice française condamne, non des collabos pour « intelligence avec l’ennemi » (comme dans l’immédiat après-guerre), non un collabo si prestigieux soit il, pour complicité dans la déportation des juifs (procès Papon), mais des institutions en tant que telles pour leur rôle dans cette déportation. Il a suscité néanmoins quelques réactions hostiles. Inutile de répondre aux nombreuses insultes antisémites. Ni aux lettres appelant à ne pas ranimer les douleurs anciennes : qui ne sait examiner lucidement son passé ne peut construire l’avenir. En revanche, trois types de protestations méritent réponses : l’inquiétude des cheminots et de leurs parents, la mise en cause brutale du jugement par Me Arno Klarsfeld, qui s’est fait l’avocat de la Sncf contre les plaignants juifs à New York, , et les objections de quelques historiens. Le Monde s’est fait l’écho des deux derniers types d’objections.

Des cheminots nous écrivent qu’en mettant en cause leur employeur, notre père et notre oncle occulteraient l’héroïsme de la Résistance cheminote. Au contraire, cet héroïsme a été rappelé avec force tant par notre avocat que par le Commissaire du gouvernement Jean-Christophe Truilhé (le procureur en TA), lors de l’audience du 16 mai (*). Mais ce qui est significatif, c’est que nous n’avons reçu aucune plainte du même ordre de la part de fonctionnaires. L’Etat plaidait d’ailleurs coupable, mais invoquait... la prescription quadriennale (loi de 1831) ! Nous sommes nous-mêmes d’anciens fonctionnaires. Mais la mémoire de la fonction publique est aujourd’hui bien clarifiée. Vichy n’était pas une bande de forbans, un simple pouvoir de fait. L’essentiel de l’administration a continué à fonctionner régulièrement sous ses ordres, et ces ordres étaient : collaboration, discrimination, internement, déportation. Les hauts fonctionnaires jugés à la Libération insistaient d’ailleurs sur leur volonté de maintenir la présence de l’Etat. La Résistance des fonctionnaires ne lavera jamais cette tache sur le passé de l’Etat français. Tel n’était certes pas son but !

Si la Sncf avait été (comme la poste ou la gendarmerie) une simple branche de l’administration, sa responsabilité aurait été englobée dans la celle de l’Etat. Ce n’était pas le cas. Fraîchement nationalisée, la Sncf était de droit privé, et les historiens ont montré que, de même que Vichy a souvent anticipé les demandes des nazis, la direction de la Sncf a co-élaboré et aggravé les consignes que lui donnait Vichy. Loin de chercher par tous les moyens à entraver la collaboration avec les nazis, ses dirigeants, en consanguinité avec ceux du ministère des transports, et avec eux l’institution Sncf, ont poussé au plus loin cette collaboration, y compris dans la déportation, soit par antisémitisme, soit, peut-être encore plus tristement, par orgueil technocratique mal placé : montrer qu’on pouvait faire « mieux » que les Allemands.

Des « X-Mines », les Berthelot, Bichelonne, Le Besnerais , Gibrat, Fournier, etc, ont illustré cette épouvantable dérive du technocratisme à la collaboration.. Ils furent les pires ennemis de la Résistance cheminote. Mais, comme Pétain et Laval, ils ont inscrit leurs mauvaises actions dans le cadre et la logique d’institutions privées de repères moraux, poussées sans broncher aux « crimes de papier », à cette « banalité du mal » que dénonça Hanna Arendt. Parce que notre père et notre oncle voulaient faire condamner des institutions qui, dans leur logique implacable ont broyé des dizaines de milliers de vies, ils se sont tournés vers la justice administrative (celle qui juge le Service Public), sans chercher à isoler des culpabilités individuelles.

Les cheminots auraient-ils pu faire quelque chose, contre ces ordres de leurs chefs ? Un conducteur, Léon Bronchart, s’est dressé pour dire « Je ne conduirais pas ce train ». Les cheminots ont-ils retenu sa mémoire ? Non et c’est dommage. Pourtant, à l’époque, ses collègues l’avaient chaleureusement félicité. Il fut licencié, réintégré à la Libération, médaillé de la résistance et Juste parmi les Nations... La mémoire de la Sncf reste à bâtir, au delà du mythe simplificateur d’une « institution résistante », qui ne rend pas pleinement justice à la Résistance cheminote.

Différente est la critique émise par Maître Arno Klarsfeld. Celui-ci, dans une tribune du Monde du 3 juin, amalgame des propos qui auraient été tenus à New York et les conclusions du commissaire Truilhé, à l’audience de Toulouse le 16 mai. Son axe de défense est double. Juridique : la Sncf était et reste un rouage de l’appareil d’Etat français. Position contraire à celle de l’avocat de la Sncf à Toulouse qui, lui, affirme que la Sncf n’est qu’une entreprise commerciale, ne relevant pas du droit des services publics. En tant qu’élus défendant, au Parlement européen comme en àŽle-de-France, le caractère de service public de la Sncf, nous ne pouvons admettre cette argumentation, finalement rejetée par le tribunal de Toulouse. Mais le second argument de Me Klarsfeld vise à blanchir la direction collabo de la Sncf : selon lui, la Sncf n’avait strictement aucune autonomie et ne se serait jamais fait payer.

C’est malheureusement faux. Comme le montre le rapport de l’historien Bachelier, ou le Calendrier de la persécution de Serge Klarsfeld, ou encore ces terribles factures découverte à Toulouse par Monsieur Kurt Schaechter (à télécharger), la Sncf négociait bel et bien avec Vichy les conditions de transport, « donnait son accord » aux demandes que lui faisait Vichy. En 5 ans d’instruction, elle n’a pu exhiber aucun ordre (allemand ou français) spécifiant que les juifs et autres discriminés, transportés de toute la France vers Drancy, devraient être entassés sans air, sans eau, sans nourriture et sans hygiène pendant des dizaines d’heures d’affilée. Comble, elle a envoyé la facture de ces convois à la France libérée, la menaçant sur un ton comminatoire d’intérêts moratoires pour tout retard, la grugeant même en facturant les déplacements au tarif de troisième classe alors qu’elle avait entassé les juifs dans des wagons à bestiaux. La conclusion est sans appel : « La SNCF a été régulièrement payée pour avoir mal agi » (Serge Klarsfeld, Une entreprise publique dans la guerre, 2001). Significativement, Me Arno Klarsfeld ne parle que des convois Drancy-Auschwitz, qui eux, bien sûr, étaient allemands.

La troisième objection vient de quelques historiens. Nous ne faisons pas ici allusion au fragment de la lettre d’Annette Wieviorka publiée dans Le Monde du 9 juin, reprochant au jugement de Toulouse d’ouvrir la porte à des procès infinis contre tous les corps de l’Etat. Le jugement de Toulouse condamne tout l’Etat en une seule fois, et seule l’autonomie relative, juridique et décisionnelle, de la Sncf justifie que les torts soient partagée entre l’Etat et elle. Nous visons plutôt d’autres déclarations de Madame Wieviorka ou de Monsieur Rousso, selon lesquelles le temps est passé des plaintes des victimes : il faudrait maintenant laisser les historiens travailler tranquilles.

Quel déni, si la justice avait fait droit à un tel argument ! Comme l’a montré le Commissaire Truilhé à Toulouse, la jurisprudence établie en 1946 (arrêt Ganascia) interdisait aux victimes de Vichy de se retourner vers la justice de la République, au prétexte que l’Etat vichyste n’avait jamais existé... Jurisprudence peut-être nécessaire à la remise en marche de la France. Il est regrettable qu’elle n’ait été remise en cause que dans les années 1990, par le discours du Président Jacques Chirac proclamant que « la France avait commis l’irréparable et contracté vis à vis des victimes une dette imprescriptible », puis par la justice lors des arrêts Pelletier et Papon (2001 et 2002). Mais c’est fait, désormais : selon le jugement de Toulouse, à partir de ces dates, les victimes peuvent enfin faire valoir leur droit à réparation. Ils auront attendu plus de 55 ans, sans compter la sage lenteur de la justice enfin mise en marche. Notre père a déposé sa plainte en 2001, juste après l’arrêt Pelletier, et n’a pu attendre 2006 pour se voir rendre justice : il est mort en 2003. Et les rares survivants se feraient maintenant renvoyer à l’oubli par un « Mais vous êtes encore là , vous ? c’est trop tard : vos larmes, passées et présentes, appartiennent aux historiens » ?

Les historiens doivent comprendre que les victimes ne sont pas simplement des vestiges archéologiques. Ce sont, comme eux, des êtres humains ayant droit à la vérité, à la justice et à la réparation. Leurs propres témoignages, corroborés par les archives mises à jour dans les années 1990, établissent suffisamment les dommages et les responsabilités. Laissons les historiens travailler, pour comprendre plus exactement ce qui a pu motiver les hommes au super-QI (les Bichelonne et cie) dans leur course folle à la collaboration, ou pourquoi le parti communiste qui dénonçait, dès 1942, les camps de la mort, a préféré diriger les coups de la Résistance vers l’aspect strictement militaire des transports (peut-être avec raison !). Et laissons la justice faire droit aux victimes. Et que ce soit la justice française, et plus particulièrement sa justice administrative, qui soit chargée de poursuivre les « fautes de service » de l’Etat français.

L’argumentation du commissaire Jean-Christophe Truilhé, qui a su emporter la décision du tribunal administratif de Toulouse, est un monument d’érudition historique, d’intelligence et d’humanisme. Il a su relever les fautes d’autres corps de l’Etat et des services publics, sans omettre les propres fautes de la justice administrative durant l’occupation, et les compromis ambigus qu’elle a dû proposer à la société, après la Libération. Lisons-le avec respect, avant de le critiquer.

Quant au Président Jacques Chirac, ne serait-il pas temps qu’il passe enfin aux actes, après ses belles paroles de 1995, et propose une loi, amendant celle de 1831, et proclamant le caractère imprescriptible de la dette de l’Etat en matière de crimes contre humanité ? Et serait-ce trop lui demander, que d’interroger les services de l’Etat, qui ont eu le front, jusqu’en avril 2006, d’opposer à notre père et à notre oncle l’antique prescription quadriennale ?

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1 Message

  • Bel article, que je n’avais pas lu. Le Monde vient de publier un éditorial lamentable à propos de 200 requêtes de plaignants recherchant la responsabilité de la SNCF. Je cite la conclusion : « Quelles que soient leurs motivations, les requérants potentiels et les avocats qui les conseillent devraient prendre garde aux effets pervers de leur démarche. En particulier auprès des jeunes générations, pour qui la déportation relève de l’histoire, et non d’une blessure vécue. Le risque est tout simplement celui de la banalisation, si la déportation devenait un terrain, presque parmi d’autres, d’exercice de la »judiciarisation« de la société. Il serait sage d’y réfléchir. » Voici donc le spectre de la judiciarisation qui est brandi à la face de ceux à qui l’on a interdit pendant longtemps l’accès au prétoire, aujourd’hui un tout petit peu entrouvert du fait des règles de la prescription, c’est proprement honteux !! Je ne vois pas en quoi demander justice et réparation entraînerait la « banalisation » de la déportation. Cela veut-il dire, pour Le Monde, que de rechercher la responsabilité d’une institution dans la déportation, cela déprécie l’importance politique et historique de la déportation ? Bien au contraire, s’agissant de la SNCF , c’est mettre à jour la les agissements propres de l’institution et lutter ainsi contre la banalisation bureaucratique.

    Somni

    PS : il y a un problème, je n’arrive pas à indiquer mon pseudo dans la rubrique « qui êtes vous ». Peut être un problème de compatibilité avec mon navigateur...