A-t-on gagné ?

Qu’a-t-on gagné ?

mercredi 21 mars 2007, par Hélène Lipietz

Cet article devait être mis en ligne le 12 février 2007. La réouverture du procés l’a différé. Mais il me paraît important pour comprendre mon état d’esprit, il y a 7 semaines... et avant que la SNCF ne nous envoit une réquisition qui n’en est pas une->78] !

Depuis 15 jours, je ressasse les conclusions incroyables du Commissaire du gouvernement, non par ce qu’elles donnent tort au tribunal administratif et à tous ceux qui ont suivi plein d’espoir le dernier combat de Papa, mais parce que je ne les comprends toujours pas et je ne suis pas la seule...

Des conclusions qui interrogent les publicistes

Depuis 15 jours, Rémi et moi sommes assaillis d’appels ou de mels d’administrativistes qui ne comprennent pas ce qu’a dit le Commissaire du Gouvernement.

Non pas sa conclusion : annulation du jugement du tribunal administratif, mais comment il avait argumenté en 20 minutes que : Papa était prescrit, la responsabilité de l’Etat englobait celle de la SNCF et de toute façon Papa n’avait apporté comme preuve que des généralités...

Magistrats de tribunaux administratifs, avocats en droit public, avocats aux Conseils,juristes, nous échangeons nos connaissances sur la notion du statut de la jurisprudence, sur la notion de responsabilité, même en cas de réquisition...

Bref, le petit monde des administrativistes grouille de discussions : il était possible de conclure à l’annulation mais pas comme l’a fait le Commissaire du Gouvernement qui a remis en cause, 130 ans ou presque du régime de la responsabilité de l’Administration.

Bien sûr, nous savons que nous pouvons perdre, mais nous en sommes arrivés, Rémi et moi à la conclusion que si nous perdons, ce ne sera pas sur les conclusions du commissaire du Gouvernement.

Pourquoi de telles conclusions ?

La première hypothèse est qu’il fallait qu’au moins un juge administratif émette un avis discordant, qu’il était nécessaire qu’un juge ait le mauvais rôle pour permettre que la juridiction administrative ne soit pas traitée de philosémite ou pour éviter de dire que de « toutes façons les Juifs ont toujours tous les droits... » Une telle analyse est toutefois douteuse et suppose que la SNCF ait perdu, ce qui est loin d’être sûr !

Il me paraît évident que le Commissaire du Gouvernement était contre le principe même de ce procès, comme tant d’autres : Rémi a su, dès les premières minutes qu’il conclurait au rejet parce que sa première phrase fût sur les diverses indemnités perçues par les Victimes juives, alors même que n’était pas en cause par la SNCF le principe des indemnisations. Donc si le Commissaire du Gouvernement commençait par un élément qui n’était pas discuté dans le procès...

Un discours dans l’air du temps

Le Commissaire du Gouvernement était tellement contre ce procès qu’il a flirté avec le négationnisme... et depuis 15 jours, cela m’empêche de dormir...

Je ne peux croire qu’il a eu conscience de ce qu’il a dit : comment oser reprocher à Papa et à Guy de s’en être tenu à des généralités sans apporter des éléments sur leur cas personnel ? Alors même que le témoignage de Papa était particulièrement individualisé, rappelant même quand ils avaient reçus de l’eau à LIMOGES et par la Croix-rouge, alors qu’ont sait que la CIMADE intervenait aussi...

D’ailleurs Guy nous a dit, après l’audience, qu’à ce moment des conclusions, il a eu envie de se lever et de crier qu’il pouvait lui expliquer ce qu’il avait vécu ! Quel dommage qu’il ne l’ait pas fait, retenu dans sa honte depuis 60 ans d’avoir été une victime de 16 ans qui a vu sa mère être déshabillée devant lui [1].

Une telle affirmation d’être dans les généralités, est très proche des démarches négationnistes, et j’ai honte d’avoir une telle pensée d’un Commissaire du Gouvernement d’une juridiction administrative. Pourtant, lorsqu’à l’occasion de navigation sur la toile, je suis tombée sur un site négationniste, en français, c’était la même tactique : prendre un témoignage et en montrer toute les faiblesses et les contradictions avec d’autres témoignages et puis conclure en disant que, de toute façon, ce n’était que des généralités.

Il est possible de dire qu’une personne n’a pas été victime des horreurs nazies parce qu’elle n’en apporte pas la preuve (ma famille a hélas cette preuve mais remettre en cause les conditions de son histoire en l’accusant de généraliser, c’est nier à chaque individu le droit de reconstruire ses souvenirs et c’est oublié que l’horreur de la SHOAH était aussi dans cette uniformisation du mal.

J’ai moi-même écrit que je pensais que certains souvenirs de Papa étaient, sans doute, reconstruits et c’est ce qui lui permettait de vivre, mais je ne peux écrire qu’il racontait des généralités, car les sentiments de peur, d’angoisse, les pleurs de Mamie « on va à la mort » ne sont pas des généralités mais des sentiments propres à chacun.

Je ne veux pas croire que le Commissaire du Gouvernement soit négationniste, je pense simplement qu’il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il disait. Bref, qu’à trop vouloir défendre la SNCF, le Commissaire du Gouvernement a, inconsciemment dangereusement flirté avec des thèses odieuses.

Il n’est hélas pas le seul, 60 ans après les tabous sur les atrocités nazies sont en train de tomber : Archéologia [2] dans un article sur la crucifixion, a rappelé que les « châtiments corporels durant la première guerre mondial et dans les camps de concentration pendant la seconde rapportent que les crucifiés mouraient par asphyxie après une période d’auto-torture importante où ils se hissaient à la force des bras pour dégager leur cage thoracique et pouvoir respirer. » On appréciera cet euphémisme alors qu’il s’agissait d’expériences prétendument scientifiques commises par les nazis sur des « sous-hommes » !

Pourtant, lors mes cours de philosophie en terminale scientifique, il y a trente ans, mon professeur nous avait appris que les scientifiques refusaient d’utiliser les résultats obtenus par les bourreaux nazis pour ne jamais cautionner leurs pratiques, dans la logique du Code de Nurenberg.

C’est terrible, 60 ans après, le mal est banalisé, justifié, intégré dans la démarche juridique ou scientifique... à l’heure où Elie Wiesel est agressé par un révisionniste pour qu’il reconnaisse « le fait que ses mémoires sur l’Holocauste, "la Nuit", ne sont pratiquement entièrement que fiction »

Une triple victoire déjà acquise !

Mon cher frère trouve que mon billet a-t-on perdu ? est pessimiste Étonnant car par la formulation même de la question, je pensais avoir été optimiste...

Les journaux ont titré que nous avions perdu... Mais s’interroger sur cette défaite est déjà la nier. Et comme lui je pense que nous avons gagné, mais pas pour les raisons qu’il développe, mais parce que nous avons donné un coup de pied dans la fourmilière.

Le procès a eu un retentissement planétaire (et oui) parce que

- c’est Georges LIPIETZ qui l’a engagé et que les journalistes ont prétendu que c’était un député européen,
 nous avons fait le choix de médiatiser le procès
 c’était un procès inattendu car devant le juge administratif,
 c’était 60 ans après (mais seulement 5 ans après qu’enfin on puisse faire un tel procès)
 c’était une juridiction française qui était saisie et non la juridiction américaine
 et parce que pour la première fois ce n’était pas les hommes qui étaient en cause, mais la technocratie.

Ni le procès SCHAECHTER, le découvreur de la facture qui condamne la SNCF ni le fameux colloque de la SNCF qui devait rendre compte du rapport BACHELIER n’ont eu un tel retentissement.

Le choix, forcé car Papa aurait voulu pourvoir faire un procès à un individu, Aloïs Brunner, ou à défaut au Préfet de Toulouse, d’aller devant le juge administratif, juge peu connu, à la procédure inconnue, a fait couler beaucoup d’encre. Cette action a eu le mérite de permettre à la Justice administrative dont l’utilité est parfois mise en doute, de présenter aux Juifs, ses excuses à travers les magnifiques conclusions du Commissaire du Gouvernement de Toulouse, monsieur TRUILHÉ. Notre déception vient peut-être que nous attendions du commissaire de Bordeaux d’aussi belles conclusions, même contre notre thèse.

La juridiction de droit commun de l’Etat a condamné celui-ci. C’est la première victoire, définitive celle-ci.

Etait-elle l’essentiel du procès, comme le pense Alain, je n’en suis pas sure car, ce n’est pas un première juridique : la première condamnation de l’Etat, c’est l’affaire PAPON. Simplement, parce que Papa, malgré l’issue incertaine que lui a présentée Rémi, a voulu que la SNCF soit aussi dans la cause et qu’une telle mise en cause a bouleversée les certitudes françaises, maintenant toutes les victimes (1800 survivants) savent qu’elles peuvent enfin exister, être reconnues une par une comme victime. Et c’est notre seconde victoire.

La troisième victoire est que l’implication, volontaire, de la SNCF semble être admise. Il n’y a pas eu d’articles de triomphe après les conclusions défavorables de Bordeaux, alors qu’il y en avait eu dès les conclusions favorables de Toulouse. Et ce vecteur de connaissance incroyable qu’est INTERNET, sur ces 8 mois de discussion, permet de voir l’évolution des mentalités, après des déchaînements de haine, de jalousie et d’antisémitisme, les réactions en notre faveur sur les forums paraissent et sont souvent les derniers messages postés avec des renvois sur nos sites respectifs...

Je pense que c’est notre plus grande victoire, même si ce matin l’arrêt nous est défavorable : Aujourd’hui, la Résistance des cheminots ne permet plus à la SNCF de cacher sa collaboration au crime contre l’Humanité.

Demain, des historiens, des sociologues vont oser, j’en suis sure, faire des recherches sur la responsabilité de la SNCF pendant la guerre, sa duplicité et sa manipulation de l’Histoire dans une après-guerre où la Nation française devait réapprendre à vivre avec ses collabos, ses petits lâches et ses grands héros.

P.-S.

Une petite critique de fond sur l’article d’Alain : ce n’est pas Papa et Guy qui avaient demandé la condamnation solidaire mais Rémi parce qu’il lui paraissait difficile, juridiquement, de faire un partage entre les préjudices liés aux conditions de transport et les préjudices liés à Drancy. En outre, une telle condamnation permettait de ne s’adresser qu’à une seule personne pour obtenir le paiement effectif de la condamnation, ce qui facilite le recouvrement !

Notes

[1et cela je ne l’ai appris que la veille de l’audience quand Catherine, ma sœur, l’a dit au journaliste de RMC. Papa ne me l’avait jamais dit, et j’ai vu mon oncle, 60 ans après, pleurer comme a dû pleurer l’adolescent qu’il était

[2N ° 441, février 2007, la crucifixion, Étude anatomique d’un supplice antique, par Jacques JAUME

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