conclusions de M.Truilhé, Commissaire du Gouvernement

Kadish pour les enfants déportés

mardi 6 juin 2006, par Hélène Lipietz

Monsieur Truilhé, Commissaire du Gouvernement, magistrat du tribunal administratif, chargé d’éclairer ses collègues sur le droit applicable au litige, vient d’envoyer à Rémi ROUQUETTE ses conclusions.

J’espère qu’en les lisant vous comprendrez mon sous-titre : Kadish pour les enfants déportés.

Le Kadish est cette belle prière aux morts de la liturgie juive.

En rendant Justice à tous les internés qui ne purent faire valoir leur droit avant le grand départ pour l’Horreur, en rappelant la connivence de la juridiction administrative de l’époque, Monsieur Tuilhé a prononcé des paroles historiques. Mais surtout, durant 3/4 d’heures, il a redonné Humanité à des enfants massacrés parce que nés juifs... mais il aurait eu les mêmes conclusions pour des enfants tsiganes...

Puisse que plus jamais, en France, des enfants soient tués au nom d’une prétendue race ou discriminés au vue d’une prétendue situation juridique...

Conclusions de Jean-Christophe Truilhé, Commissaire du gouvernement

Tribunal administratif de Toulouse 2e chambre Requête n ° 0104248 Audience du 16 mai 2006

Ces conclusions, mises en ligne avec l’aimable autorisation de leur auteur, ne peuvent être reproduites, même partiellement, sans indiquer leur auteur et leur nature.

L’acte dit loi du 4 octobre 1940 sur - je cite - « les ressortissants étrangers de race juive », applicable jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, dispose, en son article 1er, que « les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence ».

L’application de ces dispositions est à combiner notamment avec celles de l’acte dit loi du 22 juillet 1940 relatif à la révision des naturalisations (intervenues en application de la loi du 10 août 1927) et des actes dits lois du 3 octobre 1940, puis du 2 juin 1941, portant statut des juifs.

L’ordonnance du gouvernement provisoire de la République française en date du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, après avoir indiqué, en son article 1er, que « ...la République... en droit ... n’a pas cessé d’exister. » et, en son article 2, que « sont ... nuls et de nul effet tous les actes ... législatifs..., ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu’à l’établissement du Gouvernement provisoire de la République française », mais que « cette nullité doit être expressément constatée », dispose, en son article 3, qu’ « est expressément constatée la nullité des actes suivants : ... Tous ceux qui établissent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif ... ».

En l’espèce, M. Georges LIPIETZ, alors âgé de 21 ans, son demi-frère M. Guidéon S., âgé de 15 ans, leur mère Mme Stéphanie OH. épouse S., âgée de 50 ans, et le second mari de celle-ci et père de M. Guidéon S., M. Jacques S., âgé de 42 ans, ont été arrêtés le 8 mai 1944 au matin par la Gestapo à Pau, en raison de leur qualité de juifs, réelle ou supposée. Il est à noter que M. et Mme S., d’origine polonaise, avaient acquis la nationalité française avant l’entrée en vigueur de l’acte dit loi du 22 juillet 1940, sur le fondement de la loi du 10 août 1927.

Le 8 mai 1944 dans l’après-midi, les intéressés ont été transférés, sous la garde de militaires allemands, à Toulouse, où ils ont été remis aux services de la préfecture de la Haute-Garonne.

M. LIPIETZ et les S. ont alors fait l’objet, sur décision des services de la préfecture de la Haute-Garonne, prise sur le fondement des dispositions précitées de l’article 1er de l’acte dit loi du 4 octobre 1940, d’une mesure d’internement administratif jusqu’au 10 mai 1944 au matin, dans des locaux relevant de l’administration pénitentiaire.

Le 10 mai 1944 au matin, toujours sur décision des services de la préfecture de la Haute-Garonne, ils ont été remis à la SNCF en vue d’être acheminés vers la gare de Paris - Austerlitz. Leur transport de la Haute-Garonne à Paris - Austerlitz s’est effectué dans un wagon primitivement destiné au transport du bétail, aéré par une seule ouverture et contenant 52 personnes. Le trajet, qui ne s’est achevé que le 11 mai 1944 au soir, a duré plus de trente heures, au cours desquelles ils n’ont reçu de l’eau qu’une seule fois en gare de Limoges, à l’initiative de la Croix-Rouge.

Le 11 mai 1944 au soir, ils ont été transportés, par des autocars affrétés par la Société de Transport en Commun de la Région Parisienne (STCRP), de la gare de Paris - Austerlitz au camp d’internement de Drancy.

Du 11 mai 1944 au soir au 17 août 1944, M. LIPIETZ et les S. ont été internés au camp de Drancy, dirigé par les autorités allemandes d’occupation , mais gardé par les services de la gendarmerie, où ils ont été classés dans la catégorie des personnes déportables. La progression des troupes alliées vers la région parisienne leur a cependant permis d’échapper à la déportation. Le 17 août 1944, après le départ des Allemands, les services de gendarmerie ont néanmoins maintenu les mesures d’internement, jusqu’à ce que l’intervention au cours de la même journée du consul de Suède Raoul Nordling aboutisse à la libération du camp.

Par deux réclamations préalables adressées le 6 septembre 2001 respectivement au préfet de la Haute-Garonne et au directeur régional de la SNCF pour la région Midi-Pyrénées, M. Georges LIPIETZ et M. Guidéon S. recherchent la responsabilité solidaire de l’Etat et de la SNCF à raison des fautes commises selon eux par les services de la préfecture de la Haute-Garonne et par l’entreprise ferroviaire.

M. LIPIETZ sollicite, en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence subis par lui-même et par sa mère, une indemnité de 100 000 € à titre personnel et de 50 000 € du chef de sa mère, dont il partage le préjudice avec son frère M. Guidéon S., soit une indemnité totale de 150 000 €.

M. S. sollicite quant à lui, en réparation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence subis par lui-même et par ses parents, une indemnité de 100 000 € à titre personnel, de 100 000 € du chef de son père et de 50 000 € du chef de sa mère, dont il partage le préjudice avec son frère M. Georges LIPIETZ, soit une indemnité totale de 250 000 €.

Les deux demandes préalables ont fait l’objet respectivement d’une décision implicite de rejet par le préfet de la Haute-Garonne et d’une décision expresse de rejet en date du 5 octobre 2001 par le directeur juridique de la SNCF.

Par leur requête enregistrée le 14 novembre 2001, M. LIPIETZ et M. S. demandent à votre Tribunal la condamnation solidaire de l’Etat et de la SNCF à leur verser respectivement des indemnités de 150 000 € et de 250 000 € en réparation des préjudices susévoqués.

M. Georges LIPIETZ étant décédé en cours d’instance, l’instance a été reprise par ses ayants droit, à savoir sa veuve Mme Colette LIPIETZ et ses enfants M. Alain LIPIETZ, Mme Catherine LIPIETZ-OTT et Mme Hélène LIPIETZ.

Dans le dernier état de leurs écritures, M. Guidéon S. et les consorts LIPIETZ demandent en outre à votre Tribunal que les indemnités sollicitées soient assorties des intérêts au taux légal à compter du jour de réception de leurs deux demandes préalables du 6 septembre 2001 et que lesdits intérêts soient capitalisés annuellement pour produire eux-mêmes intérêts.

Dans un mémoire enregistré le 8 mai 2006, les requérants vous demandent par ailleurs, d’une part, l’annulation de deux décisions en date du 24 avril 2006 par lesquelles le ministre de la défense a opposé la déchéance quadriennale à M. Georges LIPIETZ et à M. Guidéon S., d’autre part, la condamnation de l’Etat au paiement à chacun des ayants droit de M. Georges LIPIETZ d’une indemnité de 1 € en réparation du préjudice moral que leur a causé selon eux la notification à leur époux et père décédé d’une décision prise contre lui.

Les requérants vous demandent enfin, sur le fondement de l’article L. 761-1 du CJA, la condamnation solidaire de l’Etat et de la SNCF au paiement des sommes de 6000 € à M. Guidéon S. et de 1500 € à chacun des consorts LIPIETZ.

Le préfet de la Haute-Garonne et la SNCF concluent quant à eux au rejet de la requête.

S’agissant de la défense de l’Etat dans la présente instance, il convient de souligner qu’elle incombe, en vertu des dispositions de l’article R. 431-10 du CJA, au seul préfet de la Haute-Garonne, dès lors qu’il est constant que le litige « est né de l’activité des administrations civiles de l’Etat dans (ledit) département », au sens desdites dispositions. Le ministre de la défense ne saurait utilement se prévaloir des dispositions de l’article R.431-9 du même code pour soutenir qu’il a la qualité de « ministre intéressé » au sens dudit article, dès lors que l’article R. 431-9 du CJA ne dispose que « sous réserve des dispositions de l’article R. 431-10 » du même code. Quant à la décision prise à l’issue d’une réunion interministérielle en date du 23 octobre 2003 dont le compte rendu vous a été produit par le ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, aux termes de laquelle l’Etat serait représenté en défense par le ministre de la défense en cas de recours indemnitaire fondé sur l’application de la législation antisémite du gouvernement dit de l’Etat français, elle est dépourvue de tout caractère normatif.

A la suite d’une mise en demeure de produire ses observations en défense, adressée le 13 mars 2006 par le président de la 2e chambre de votre Tribunal, conformément aux dispositions de l’article R. 612-3 du CJA, le préfet de la Haute-Garonne a néanmoins produit le 28 mars 2006 un mémoire de sept lignes, par lequel il s’approprie, à titre subsidiaire, les écritures du ministre de la défense.

Les conclusions que nous allons développer seront fondées sur des références jurisprudentielles qui pourront paraître abstraites aux victimes des événements dont il s’agit et aux membres de leur famille qui ne sont pas publicistes, au regard de l’extrême gravité de ceux-ci ; nous prions à l’avance les intéressés de nous en excuser.

Dans un autre sens, nous serons contraint de porter une qualification dépourvue de complaisance particulière sur l’action passée du préfet de la Haute-Garonne et de la SNCF, ainsi que du juge administratif ; il doit être clair, ainsi que l’observait Robert Paxton en conclusion de son ouvrage sur La France de Vichy, 1940-1944, cité par Jean Massot dans la Revue administrative, que nous sommes dans l’incapacité de savoir ce que nous aurions fait nous-même dans les mêmes circonstances. Adin Steinsaltz disait d’une autre manière, dans une conversation rapportée par Josy Eisenberg, qu’en dépit des considérables progrès accomplis depuis les temps bibliques, et quelles que soient les diverses circonstances de temps et de mœurs, l’humanité n’a jamais réussi à inventer de nouveaux péchés.

La compétence ratione materiae de votre juridiction pour statuer sur la responsabilité extracontractuelle de l’Etat dans la présente affaire n’est contestée par aucune partie au litige. En effet, quelle que soit la gravité de l’atteinte portée aux libertés individuelles par les mesures prises par les services de la préfecture de la Haute-Garonne à l’égard de M. Georges LIPIETZ et des S., celles-ci trouvent leur fondement dans les dispositions précitées de l’article 1er de l’acte dit loi du 4 octobre 1940 et ne sont ainsi pas manifestement insusceptibles d’être rattachées à l’exécution d’un texte législatif ou réglementaire, au sens de la jurisprudence du Tribunal des conflits sur la qualification de voie de fait : voyez à cet égard, quant à l’absence de voie de fait en cas d’exécution d’un arrêté d’expulsion, susceptible d’être intervenue en méconnaissance des stipulations de la CEDH, TC, 20 juin 1994, Madaci et Youbi, aux conclusions Abraham. Voyez également, de manière implicite, quant à la compétence de votre juridiction pour statuer sur l’éventuelle faute de service commise par les administrations civiles de l’Etat à raison de l’application de la législation antisémite du gouvernement dit de l’Etat français, quelle que soit la gravité de l’atteinte portée aux libertés individuelles, CE, 12 avril 2002, Papon, aux conclusions Sophie Boissard.

Plus délicate est la question de la compétence de votre juridiction pour connaître d’une action en responsabilité extracontractuelle intentée contre la SNCF. L’exception d’incompétence est invoquée à titre principal par l’entreprise ferroviaire.

Il est en effet constant que la SNCF était régie, à l’époque des faits en litige, par la convention en date du 31 août 1937, approuvée par décret du même jour, et par l’acte dit loi du 10 octobre 1940, réorganisant le conseil d’administration de la SNCF, aux termes desquels l’entreprise, nonobstant les circonstances que l’Etat détenait la majorité de son capital et la moitié des sièges de son conseil d’administration, avait le statut de société anonyme, sous réserve de certaines dérogations du droit commun, donc de personne morale de droit privé. Il est en outre à noter que, s’agissant d’une action en responsabilité extracontractuelle analogue intentée à l’encontre de la SNCF par M. Schaechter, dont les parents ont pareillement été transportés par l’entreprise ferroviaire à partir de la Haute-Garonne en vue de leur déportation, le TGI de Paris, par un jugement en date du 14 mai 2003, puis la CA de Paris, par un arrêt en date du 8 juin 2004, se sont successivement, de manière implicite, estimés compétents.

Les critères en vertu desquels votre juridiction se reconnaît compétente pour statuer sur un recours en responsabilité extracontractuelle dirigé contre une personne privée ont été précisés par le CE dans l’arrêt SA Bureau Véritas et autre du 23 mars 1983, aux conclusions Denoix de Saint-Marc, s’agissant d’un dommage imputé à une société anonyme participant au service public administratif de la sécurité aérienne ; ces critères sont triples :

 l’organisme de droit privé doit participer à « l’exécution du service public » ;
 il doit être investi à cette fin de prérogatives de puissance publique ;
 enfin, le dommage dont il est demandé réparation doit avoir été causé « dans l’exercice des prérogatives de puissance publique qui lui ont été conférées pour l’exécution de la mission de service public » dont il est investi.

En l’espèce, en ce qui concerne le critère tiré de la participation à l’exécution d’une mission de service public administratif, s’il est constant que la SNCF conservait, à l’époque des faits en litige, une activité principale de concessionnaire du service public industriel et commercial de transport des voyageurs par chemin de fer, il est non moins constant que les personnes internées pour des motifs raciaux, qui étaient transportées par l’entreprise ferroviaire des locaux d’internement de la zone dite libre vers le camp de Drancy, ne voyageaient pas en qualité d’usagers de ce service public industriel et commercial, dès lors que leur transport s’effectuait contre leur gré. Il résulte en outre de l’instruction, et notamment d’un rapport documentaire intitulé La SNCF sous l’occupation allemande, 1940-1944, rédigé à la demande de l’entreprise ferroviaire par Christian Bachelier, chercheur au CNRS, et rendu public en septembre 1996, que les transports d’internés pour motifs raciaux n’étaient pas organisés par les autorités allemandes d’occupation, qui auraient soit réservé des wagons sur des convois préexistants, soit réquisitionné le matériel de l’entreprise nationale, mais organisés par la SNCF, en fonction des commandes qui lui étaient passées par les services préfectoraux du ministère de l’intérieur du gouvernement dit de l’Etat français. Lesdits transports faisaient l’objet pour la SNCF d’une comptabilité spécifique, sous la qualification de « transports du ministère de l’intérieur » ou de « transports d’israélites », et étaient facturés au ministère de l’intérieur, chaque facture précisant l’identité de la préfecture commanditaire du transport. Dans ces conditions, en ayant transporté de la Haute-Garonne à Paris - Austerlitz M. LIPIETZ et les S., parmi des dizaines de milliers d’autres internés pour motifs raciaux, la SNCF nous paraît devoir être regardée comme ayant exécuté non pas une prestation industrielle et commerciale de transport de voyageurs, mais une mission de service public administratif, au sens où le gouvernement dit de l’Etat français entendait la notion de service public, à savoir le transport des personnes internées pour motifs raciaux en vue de leur déportation.

L’existence d’une mission de service public administratif étant selon nous identifiée, les deux autres critères de compétence ne soulèvent guère de difficultés. L’exercice par la SNCF de prérogatives de puissance publique dans l’exécution des prestations de transport dont il s’agit se déduit en effet de la contrainte régissant de manière omniprésente ces transports, dès lors que non seulement les intéressés étaient transportés contre leur gré, mais ils ne souhaitaient pas davantage être transportés dans les conditions contraires à la dignité humaine susévoquées.

Enfin, le dommage dont les requérants demandent réparation à la SNCF réside dans l’exercice de ces prérogatives de puissance publique, c’est à dire dans la contrainte qui a été imposée à eux-mêmes ou à leurs ayants droit à la fois d’être transportés vers Paris - Austerlitz en vue de leur déportation et d’être transportés dans de telles conditions.

Compte tenu de la conjonction de l’exécution d’une mission de service public administratif, de l’exercice de prérogatives de puissance publique et de l’imputation du dommage à l’exercice desdites prérogatives, l’action en responsabilité extracontractuelle intentée par M. S. et les consorts LIPIETZ à l’encontre de la SNCF relève selon nous, nonobstant la solution contraire retenue par la cour d’appel de Paris dans l’affaire Schaechter, de la compétence ratione materiae de votre juridiction. Vous écarterez dès lors l’exception d’incompétence invoquée en défense par la SNCF.

La compétence territoriale de votre tribunal pour connaître du présent recours en responsabilité extracontractuelle n’est contestée par aucune partie au litige. En effet, l’article R. 312-14 du CJA dispose que « les actions en responsabilité fondées sur une cause autre que la méconnaissance d’un contrat ou d’un quasi-contrat et dirigées contre l’Etat... ou les organismes privés gérant un service public relèvent : 1 ° Lorsque le dommage invoqué est imputable à une décision qui... aurait pu faire l’objet d’un recours en annulation devant un tribunal administratif, de la compétence de ce tribunal ; 2 ° Lorsque le dommage invoqué... est imputable... à un fait ou à un agissement administratif, de la compétence du tribunal administratif dans le ressort duquel se trouve le lieu où le fait générateur du dommage s’est produit... ». En l’espèce, d’une part, en ce qui concerne le dommage imputé aux services préfectoraux de la Haute-Garonne, la mesure d’internement administratif prise à l’encontre de M. LIPIETZ et des S. aurait pu faire l’objet d’un recours en annulation devant votre Tribunal, si celui-ci avait existé sous sa dénomination et surtout avec sa compétence actuelle, à la date de ladite mesure ; d’autre part, en ce qui concerne le dommage imputé à la SNCF, celui-ci trouve son fait générateur dans la remise des intéressés à l’entreprise ferroviaire par lesdits services préfectoraux du département, en vue de leur acheminement vers Drancy et leur déportation ultérieure.

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La recevabilité des conclusions indemnitaires présentées à titre principal par les requérants ne soulèvent pas de difficultés.

D’une part, le contentieux est lié par le rejet, implicite ou exprès, des demandes préalables adressées le 6 septembre 2001, respectivement au préfet de la Haute-Garonne et à la SNCF, par MM. Georges LIPIETZ et Guidéon S..

D’autre part, s’il est constant que Mme Stéphanie S., mère des deux requérants, et M. Jacques S., père de M. Guidéon S., sont décédés avant l’introduction de la présente action en réparation, l’éventuel droit à réparation de M. et Mme Jacques et Stéphanie S. s’est ouvert à la date des faits susceptibles d’en être directement la cause et est entré avant leur décès dans le patrimoine de leurs héritiers respectifs : voyez à cet égard CE, 29 mars 2000, n ° 195662, Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, aux conclusions Chauvaux. L’éventuel droit à réparation de M. Georges LIPIETZ, décédé en cours d’instance, s’est pareillement transmis à ses ayants droit.

Il en va différemment des conclusions présentées par M. S. et les consorts LIPIETZ dans leur mémoire enregistré le 8 mai 2006.

En effet, s’agissant en premier lieu des conclusions tendant à l’annulation des deux décisions du ministre de la défense en date du 24 avril 2006 opposant la déchéance quadriennale, celles-ci constituent, contrairement à ce que soutiennent les requérants, des conclusions en excès de pouvoir : voyez à cet égard CE, 2 mai 1973, Sieur Guyot, aux conclusions Gentot, qui est revenu sur la jurisprudence issue de l’arrêt du CE du 26 mai 1937, Maigret, et qui a été confirmé récemment par CE, 25 juin 2004, Feind, aux conclusions Piveteau. Certes, lorsque des conclusions tendant à l’annulation d’une décision opposant la déchéance ou la prescription quadriennale sont mêlées, dans une même requête, à des conclusions indemnitaires présentées à titre principal, le CE estime qu’il est de bonne administration de la justice que le litige sur l’exception de prescription se traite dans le cadre du litige principal : voyez à cet égard les conclusions Piveteau sous l’arrêt Feind précité du CE du 25 juin 2004. Mais, en l’espèce, non seulement les conclusions en excès de pouvoir dirigées contre les décisions du 24 avril 2006 n’ont bien évidemment pas été présentées dans la requête initiale, enregistrée le 14 novembre 2001, mais elles n’ont pas non plus été introduites dans une requête distincte, que vous auriez pu, si les délais vous l’avaient permis, joindre à la première, nonobstant les règles de compétence territoriale, eu égard à sa connexité au sens de l’article R. 342-1 du CJA. Présentées à l’inverse dans un mémoire complémentaire, tardif, de la requête du 14 novembre 2001, lesdites conclusions revêtent le caractère de conclusions nouvelles.

En second lieu, les conclusions indemnitaires présentées dans le même mémoire revêtent pareillement le caractère de conclusions nouvelles, dès lors que le chef de préjudice dont il est demandé réparation, à savoir le préjudice moral qui aurait été causé aux ayants droit de M. Georges LIPIETZ par la notification d’une décision opposant la déchéance quadriennale à leur époux et père décédé, est distinct du chef de préjudice dont il est fait état à titre principal. Il ne semble en outre pas que cette demande contentieuse de réparation ait été précédée d’une réclamation préalable.

Nous ne pouvons ainsi que conclure au rejet ur irrecevabilité de ces deux dernières séries de conclusions.

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S’agissant du bien-fondé de l’action en responsabilité intentée par les requérants, le préfet de la Haute-Garonne comme la SNCF opposent une exception de prescription.

Ce point est à notre sens le plus délicat du litige. Votre Tribunal aura en effet à trancher successivement deux séries de questions, à savoir, d’une part, la définition du régime de prescription applicable, en ce qui concerne tant la créance des requérants à l’égard de l’Etat que celle à l’égard de la SNCF, d’autre part, une fois défini le régime de prescription, la détermination du point de départ du délai de ladite prescription, en ce qui concerne tant l’Etat que la SNCF.

Quant au régime de prescription applicable, le préfet de la Haute-Garonne, qui s’approprie, ainsi qu’il a été dit, les écritures du ministre de la défense, entend se prévaloir, à titre principal, de la déchéance quadriennale prévue à l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831 modifiée portant ... des dispositions sur la déchéance des créanciers de l’Etat et, à titre subsidiaire, de la prescription décennale mentionnée à l’article 2270-1 du code civil. La SNCF invoque quant à elle, à titre principal, la prescription quadriennale prévue à l’article 1er de la loi n ° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics et, à titre subsidiaire, la prescription décennale susévoquée, mentionnée à l’article 2270-1 du Code civil.

M. S. et les consorts LIPIETZ contestent l’applicabilité de l’ensemble de ces régimes légaux de prescription, au motif que leur action en responsabilité serait imprescriptible en vertu des dispositions de l’article unique de la loi n ° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, aux termes desquelles « les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature ». Les requérants, qui soutiennent que les dommages imputés aux services préfectoraux de la Haute-Garonne et à la SNCF doivent être qualifiés de crimes contre l’humanité ou de complicité de crimes contre l’humanité, se prévalent à cet égard des conclusions de Stéphane Austry sous l’arrêt Pelletier et autres du CE en date du 6 avril 2001, selon lesquelles « la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation relative à l’imprescriptibilité de l’action civile à raison de dommages résultant de crimes contre l’humanité...(s’étendrait) nécessairement aux actions visant à engager la responsabilité de l’Etat dans de tels dommages, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire... ou devant la juridiction administrative ».

Il est à noter que cette interprétation de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est contestée par Sophie Boissard dans ses conclusions sous l’arrêt Papon du CE en date du 5 avril 2002, précité.

Il convient, pour trancher le débat, de se reporter à ladite jurisprudence. L’article 10 du code de procédure pénale dispose que « l’action civile se prescrit selon les règles du code civil. Toutefois, cette action ne peut plus être engagée devant la juridiction répressive après l’expiration du délai de prescription de l’action publique... ». Sur le fondement de ces dispositions, la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé, par son arrêt Touvier en date du 1er juin 1995, que « lorsqu’elle est exercée devant la juridiction répressive, l’action civile se trouve, en vertu de l’article 10 du code de procédure pénale, soumise au même régime de prescription que l’action publique (et) que, dès lors, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité s’applique tant à l’action publique qu’à l’action civile pouvant résulter de tels crimes ».

Ainsi que le fait valoir en défense la SNCF, il résulte selon nous clairement des termes de cet arrêt que ce n’est que dans la seule hypothèse où l’action civile est exercée devant le juge répressif, par voie de constitution de partie civile, que celle-ci est imprescriptible. Il ne saurait au demeurant en aller autrement sans méconnaître la compétence de votre juridiction, dès lors qu’il ne vous appartient pas, pas plus qu’au juge civil, de statuer sur l’éventuelle qualification de crime contre l’humanité ou de complicité de crime contre l’humanité des agissements du préfet de la Haute-Garonne et de la SNCF à l’encontre de M. Georges LIPIETZ et des S..

S’agissant d’actions intentées devant des ordres de juridiction aux compétences distinctes, les requérants ne sauraient selon nous soutenir utilement que l’édiction par le législateur de régimes de prescription distincts devant le juge répressif et devant le juge administratif méconnaît les stipulations des articles 6 § 1 et 14 de la CEDH.

M. S. et les consorts LIPIETZ ne nous paraissent dès lors pas fondés à soutenir que leur action en responsabilité serait imprescriptible.

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Le moyen tiré de l’imprescriptibilité étant écarté, reste à définir le régime de prescription effectivement applicable au litige.

En ce qui concerne la créance des requérants à l’égard de l’Etat, l’article 2227 du code civil dispose, dans sa rédaction d’origine issue de la loi du 15 mars 1804, demeurée en vigueur à ce jour, que « l’Etat... (est) soumis aux mêmes prescriptions que les particuliers, et (peut) également les opposer ».

Toutefois, l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831 précitée dispose, dans sa rédaction issue de l’article 1er du décret du 30 octobre 1935 concernant l’extension de la déchéance quadriennale au profit des départements et des communes, en vigueur jusqu’au 31 décembre 1945, que « sont prescrites et définitivement éteintes au profit de l’Etat, ... sans préjudice des déchéances prononcées par des lois antérieures... toutes créances qui n’ayant pas été acquittées avant la clôture de l’exercice auquel elles appartiennent n’auraient pu à défaut de justification suffisante être liquidées, ordonnancées et payées dans un délai de quatre années à partir de l’ouverture de l’exercice pour les créanciers domiciliés en Europe... ».

Le même article 9 de la loi du 29 janvier 1831 prévoit, dans sa rédaction issue de l’article 148 de la loi n ° 45-0195 du 31 décembre 1945 portant fixation du budget général (services civils) pour l’exercice 1946, en vigueur jusqu’au 31 décembre 1968, que « sont prescrites et définitivement éteintes au profit de l’Etat, ... sans préjudice des déchéances prononcées par des lois antérieures... toutes créances qui, n’ayant pas été acquittées avant la clôture de l’exercice auquel elles appartiennent, n’auraient pu être liquidées, ordonnancées et payées dans un délai de quatre années à partir de l’ouverture de l’exercice pour les créanciers domiciliés en Europe... ».

Pour l’application des dispositions précitées de l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831 dans ses rédactions successives, il n’appartient qu’au ministre ordonnateur de la dépense d’opposer la déchéance quadriennale au nom de l’Etat : voyez à cet égard CE, 11 octobre 1961, Ministre des travaux publics et des transports c./ sieur Seveyras, aux conclusions Bernard.

L’article 1er de la loi n ° 68-1250 du 31 décembre 1968 précitée, en vigueur à compter du 1er janvier 1969, dispose, en son premier alinéa, que « sont prescrites, au profit de l’Etat,... sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ».

L’article 9 de la même loi prévoit que « les dispositions de la présente loi sont applicables aux créances nées antérieurement à la date de son entrée en vigueur et non encore atteintes de déchéance à cette même date... ».

L’article 10 de ladite loi dispose que « sont abrogées toutes dispositions contraires à celles de la présente loi et notamment les articles 9 ... et 10 de la loi modifiée du 29 janvier 1831 ».

Pour l’application de ces dispositions, l’article 2 du décret n ° 98-81 du 11 février 1998... relatif aux décisions prises par l’Etat en matière de prescription quadriennale précise que « les ordonnateurs principaux ou secondaires sont compétents pour opposer la prescription quadriennale aux créances sur l’Etat intéressant les dépenses dont ils sont ordonnateurs ».

Il résulte selon nous des dispositions précitées de l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831 et de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968, successivement en vigueur, que ces lois ont édicté, en matière de créances à l’encontre de l’Etat, une règle de déchéance quadriennale, puis de prescription quadriennale, qui déroge expressément au principe, mentionné à l’article 2227 du code civil, selon lequel l’Etat serait soumis aux mêmes prescriptions que les particuliers, et qui revêt une portée absolument générale, sauf dans le cas où s’appliquerait une disposition législative expresse contraire, prévoyant une prescription plus courte ou plus longue : voyez à cet égard, s’agissant de l’application de la déchéance quadriennale prévue à l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831, de manière implicite, CE, 20 octobre 1943, Sieur Panhard, aux conclusions Léonard, et, de manière explicite, CE, 29 novembre 1963, URSSAF du Loiret, aux conclusions Chardeau.

En l’absence de toute disposition législative expresse contraire, la créance dont les requérants se prévalent à l’encontre de l’Etat, fondée sur la responsabilité extracontractuelle de cette collectivité à raison des fautes qu’auraient commises les services préfectoraux de la Haute-Garonne, ne saurait ainsi être soumise que soit à la déchéance quadriennale prévue à l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831, soit à la prescription quadriennale mentionnée à l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.

L’application de l’un ou l’autre de ces deux régimes légaux dépend, en application des dispositions précitées de l’article 9 de la loi du 31 décembre 1968, de l’acquisition éventuelle de la déchéance quadriennale au 1er janvier 1969, date d’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1968, donc du point de départ de la prescription que vous retiendrez dans le présent litige. Ainsi, s’agissant d’une action en responsabilité extracontractuelle intentée à l’encontre de l’Etat à raison de l’application de la législation du gouvernement dit de l’Etat français ayant imposé le travail forcé pour le compte de l’ennemi, le TA de Nice, par un jugement en date du 4 avril 2006, M. Louis Rouge, a retenu, comme point de départ de la prescription, le mois de mai 1945 et, par suite, a fait application des seules dispositions de l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831, dès lors que, compte tenu d’un tel point de départ de la prescription, la déchéance quadriennale était acquise, selon cette juridiction, au 1er janvier 1969.

En l’espèce, l’exception de prescription opposée par le préfet de la Haute-Garonne, fondée à titre principal sur la déchéance quadriennale prévue par la loi du 29 janvier 1831, nous paraît devoir être redressée et examinée à la fois sur le terrain de la déchéance quadriennale de la loi de 1831 et sur le terrain de la prescription quadriennale de la loi du 31 décembre 1968. Il convient cependant de souligner que si le préfet de la Haute-Garonne est, en application des dispositions précitées de l’article 2 du décret du 11 février 1998, compétent, en sa qualité d’ordonnateur secondaire de la dépense, pour opposer au nom de l’Etat la prescription quadriennale de la loi de 1968 à une créance fondée sur les fautes qu’auraient commises ses services, il n’est pas compétent, en application des dispositions susanalysées de l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831, pour opposer au nom de l’Etat la déchéance quadriennale prévue par cet article : voyez à cet égard l’arrêt précité du CE du 11 octobre 1961, Ministre des travaux publics et des transports c./ sieur Seveyras.

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En ce qui concerne la créance des requérants à l’égard de la SNCF, l’article 1er de la loi n ° 68-1250 du 31 décembre 1968 précitée dispose, en son second alinéa, que « sont prescrites, dans le même délai (de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis) et sous la même réserve (des dispositions de la présente loi), les créances sur les établissements publics dotés d’un comptable public ».

En vertu des dispositions de l’article 18 de la loi n ° 82-1153 du 30 décembre 1982 modifiée d’orientation des transports intérieurs, la SNCF a, depuis le 1er janvier 1983, le statut d’établissement public industriel et commercial. Toutefois, en vertu des dispositions de l’article 25 de la même loi, l’entreprise ferroviaire « est soumise en matière de gestion financière et comptable aux règles applicables aux entreprises de commerce », c’est à dire à des règles comptables de droit privé, et n’est ainsi pas dotée d’un comptable public. Par suite, en application des dispositions précitées du second alinéa de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968, la SNCF ne saurait utilement opposer la prescription quadriennale prévue par cet article.

En revanche, l’article 2227 du code civil dispose que « les établissements publics ... sont soumis aux mêmes prescriptions que les particuliers, et peuvent également les opposer ». L’article 2270-1 du même code prévoit que « les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage... ».

Enfin, l’article 2262 dudit code dispose que « toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d’en rapporter un titre... ».

Il résulte selon nous de la combinaison des dispositions précitées des articles 2227 et 2270-1 du code civil que la créance dont les requérants se prévalent à l’encontre de la SNCF, fondée sur la responsabilité extracontractuelle de cette entreprise à raison des fautes que celle-ci aurait commises, est soumise à la prescription décennale prévue à l’article 2270-1, la prescription trentenaire édictée à l’article 2262 du même code ne revêtant qu’un caractère subsidiaire.

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Le régime de prescription applicable étant ainsi défini, en ce qui concerne tant la créance de M. S. et des consorts LIPIETZ à l’égard de l’Etat que celle à l’égard de la SNCF, il convient désormais de déterminer le point de départ de ladite prescription, en ce qui concerne tant l’Etat que la SNCF.

S’agissant de la créance des requérants à l’égard de l’Etat, l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831, modifiée, précitée, prévoit, dans sa rédaction issue de l’article 2 du décret du 30 octobre 1935, en vigueur jusqu’au 31 décembre 1968, que « les dispositions de l’article (9 de la même loi édictant la déchéance quadriennale des créances à l’encontre de l’Etat) ne seront pas applicables aux créances dont l’ordonnancement et le paiement n’auraient pu être effectués dans les délais déterminés par le fait de l’administration... ».

L’article 3 de la loi n ° 68-1250 du 31 décembre 1968 précitée, en vigueur à compter du 1er janvier 1969, dispose que « la prescription (quadriennale des créances à l’encontre de l’Etat édictée à l’article 1er de la même loi) ne court ni contre le créancier qui ne peut agir... pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance... ».

Les dispositions précitées de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968 ont à notre sens pour l’essentiel eu pour objet d’inscrire dans la loi l’interprétation apportée par la jurisprudence aux dispositions précitées de l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831. En effet , sur le fondement de ces dernières dispositions, le CE a précisé que le délai de déchéance quadriennale ne commençait pas à courir lorsque le créancier de la collectivité publique était laissé par l’administration dans l’ignorance légitime de sa créance : voyez à cet égard CE, 14 février 1973, Commune de Pastricciola, aux conclusions Boutet. Cette solution a été confirmée récemment par le CE, sur le fondement des dispositions de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968 applicables en matière de prescription quadriennale, par un arrêt en date du 16 novembre 2005, MM. Auguste et commune de Nogent sur Marne, aux conclusions Didier Casas. La notion d’ignorance légitime suppose cependant que l’état du droit positif ne permette pas à l’administré de connaître l’existence de sa créance, une simple interprétation illégale de la législation par l’administration ne suffisant pas, à tout le moins sur le terrain de la loi de 1968, à faire regarder l’administré comme étant dans l’ignorance légitime de sa créance : voyez à cet égard CE, 20 mai 1994, Gouelo, aux conclusions de Mme Denis-Linton.

En l’espèce, le fait générateur de la créance dont les requérants se prévalent à l’égard de l’Etat est la mesure d’internement administratif prise le 8 mai 1944 par les services de la préfecture de la Haute-Garonne à l’encontre de M. LIPIETZ et des S., suivie de la remise des intéressés à la SNCF par les mêmes services le 10 mai 1944 en vue de leur acheminement vers le camp de Drancy et leur déportation ultérieure. Il nous paraît constant que, compte tenu de leurs conditions d’internement, tant dans la Haute-Garonne du 8 au 10 mai 1944 qu’à Drancy du 11 mai au 17 août 1944, M. Georges LIPIETZ et M. Guidéon S. ont été en tout état de cause, jusqu’à leur libération le 17 août 1944, dans l’incapacité par le fait de l’administration, au sens de l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831, de faire valoir une créance éventuelle à l’égard de l’Etat. Le « fait de l’administration », dans cette acception, correspond à la notion de force majeure au sens de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968.

La question de la force majeure ne se pose cependant que dans la mesure où l’état du droit positif aurait permis aux intéressés de connaître l’existence de leur créance à l’égard de l’Etat. MMLIPIETZ et S. n’auraient en effet pu intenter utilement une action en responsabilité extracontractuelle à l’encontre de l’Etat à raison des fautes commises par les services préfectoraux de la Haute-Garonne que pour autant que la mesure d’internement administratif prise à leur encontre eût pu utilement faire l’objet d’un recours en annulation, c’est à dire eût revêtu un caractère fautif au regard de la jurisprudence alors applicable.

Or, rien ne nous paraît moins sûr.

Il est constant que la mesure d’internement dont il s’agit a été prise sur le fondement des dispositions précitées de l’article 1er de l’acte dit loi du 4 octobre 1940 sur « les ressortissants étrangers de race juive », combinées avec les dispositions de l’acte dit loi du 22 juillet 1940 relatif à la révision des naturalisations et de l’acte dit loi du 2 juin 1941 remplaçant l’acte dit loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs.

Or, en premier lieu, le CE, à l’époque de la mise en œuvre de ces dispositions, a transposé, d’abord de manière implicite, puis de manière explicite, par un arrêt Vincent en date du 22 mars 1944, aux conclusions Detton, sa jurisprudence Arrighi du 6 novembre 1936 en se déclarant incompétent pour connaître du contenu des « lois » du régime dit de l’Etat français, alors même que ces actes dits lois émanaient du seul chef de l’Etat français, c’est à dire d’un organe relevant du pouvoir réglementaire, comme le soulignait à la même époque le professeur Julien Laferrière dans son Nouveau droit public de la France, publié en 1941. Ainsi, MMLIPIETZ et S. n’auraient pu utilement, avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, contester devant le juge administratif la licéité de la législation d’exception que les services préfectoraux de la Haute-Garonne ont appliquée à leur égard, qu’il s’agît des actes dits lois établissant une discrimination fondée sur la qualité de juif aussi bien que des actes dits lois édictant des mesures privatives de liberté.

En deuxième lieu, la possibilité pour MMLIPIETZ et S. de contester utilement devant le juge administratif, avant l’entrée en vigueur de la même ordonnance, la qualité de juif qui leur a été attribuée par les services préfectoraux de la Haute-Garonne ne nous paraît guère plus assurée. Les requérants indiquent, dans leurs écritures, que M. S. et ses parents disposaient, lors de leur internement administratif, de faux certificats de baptême et que M. LIPIETZ n’était pas circoncis. Il est constant que de nombreux juifs français ou étrangers ont réussi à cette époque à échapper à la déportation grâce à des certificats de baptême contrefaits ou établis par complaisance, que certaines autorités administratives ont accepté de prendre en compte. De tels documents n’auraient en revanche pu à la même époque emporter la conviction du juge administratif. En effet, alors que la qualité de juif était fondée, en vertu tant des dispositions de l’acte dit loi du 3 octobre 1940 que de celles de l’acte dit loi du 2 juin 1941, sur la judéité des grands-parents, le CE, par deux arrêts d’assemblée en date respectivement du 24 avril 1942 et du 2 avril 1943, Sieur Bloch-Favier, aux conclusions Léonard, et Dame Lang, aux conclusions Lagrange, a interprété ces textes de la manière la moins favorable aux intéressés : d’une part, selon cette jurisprudence, l’autorité administrative était en droit de se fonder sur une simple présomption pour regarder comme juif un administré, le nom patronymique suffisant à cet égard, comme dans l’affaire Bloch-Favier ; d’autre part, cette présomption ne pouvait être utilement combattue que par la preuve contraire de la non-judéité des grands-parents, la circonstance éventuelle que les grands-parents eussent reçu la bénédiction nuptiale dans une église évangélique ne suffisant pas à cet égard à établir leur non-judéité, comme dans l’affaire Dame Lang. Certains arrêts du CE ont certes admis que cette preuve de non-judéité était apportée par les requérants, le commissaire du gouvernement Odent soulignant ainsi, dans ses conclusions sous l’arrêt Michelson du 31 décembre 1943, qu’ « une présomption fragile pouvait être détruite par une preuve également fragile ». Toutefois, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944, les critères de principe de la jurisprudence relative à l’application de la législation antisémite du gouvernement dit de l’Etat français n’ont pas varié : dans une note sous l’arrêt du CE du 12 janvier 1944, Sieur Rosengart, aux conclusions Chénot, le commentateur du recueil Lebon, publié en 1946, a pu ainsi relever laconiquement que « cette jurisprudence met à la charge des intéressés une preuve souvent difficile à administrer, surtout lorsqu’il s’agit de la religion des grands-parents ». Compte tenu d’une telle jurisprudence, il nous apparaît, en l’espèce, que MMLIPIETZ et S. n’auraient pu contester utilement devant le juge administratif la qualité de juif qui leur était attribuée par les services de la préfecture de la Haute-Garonne.

En dernier lieu, s’agissant de la légalité de la mesure privative de liberté prise à l’encontre des intéressés, le contrôle du juge administratif était alors particulièrement restreint. En ce qui concerne la légalité externe, le CE a estimé, par un arrêt en date du 16 mai 1941, Dame Koch, aux conclusions Puget, qu’un arrêté préfectoral d’internement administratif n’avait pas à être motivé, en l’absence de toute disposition législative ou réglementaire le prévoyant ; par un arrêt postérieur au rétablissement de la légalité républicaine, Sieur Bosquain, en date du 19 février 1947, aux conclusions Barjot, le CE a en outre précisé que la circonstance que la mesure d’internement administratif n’avait pas été notifiée, ce qui semble avoir été le cas en espèce, n’était pas de nature à l’entacher de nullité. En ce qui concerne la légalité interne, par le même arrêt Dame Koch, expressément confirmé par le même arrêt Sieur Bosquain, le CE a considéré que « l’opportunité de la mesure » n’était pas susceptible d’être discutée devant lui au contentieux, ce qui signifie qu’il s’est refusé à exercer un contrôle de l’éventuelle erreur d’appréciation commise par l’autorité administrative. Sur le même terrain de la légalité interne, le CE a admis, par ledit arrêt Sieur Bosquain, la légalité, sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles, d’une mesure d’internement administratif dans des locaux relevant de l’administration pénitentiaire, ce qui a également été le cas en l’espèce. Compte tenu d’une telle jurisprudence, il ne nous semble pas qu’un éventuel recours en excès de pouvoir dirigé, à l’époque, par MMLIPIETZ et S. à l’encontre de la mesure privative de liberté prise à leur égard par les services préfectoraux de la Haute-Garonne aurait pu prospérer.

Par suite, en l’absence d’illégalité fautive susceptible d’être imputée auxdits services préfectoraux au regard de la jurisprudence antérieure au rétablissement de la légalité républicaine, les requérants étaient à notre sens dans l’ignorance légitime, avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944, de l’existence d’une éventuelle créance à l’égard de l’Etat.

Le délai de déchéance quadriennale ne saurait dès lors, en application des dispositions susanalysées de l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831, avoir couru, en ce qui concerne ladite créance, avant le mois d’août 1944.

Il reste cependant à déterminer si les requérants peuvent être regardés comme étant demeurés dans l’ignorance légitime de leur créance à l’égard de l’Etat à la suite de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du gouvernement provisoire de la République française en date du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental.

La portée juridique de cette ordonnance est aussi considérable que complexe. Les ordonnances du gouvernement provisoire de la République française, bien qu’émanant du gouvernement, c’est à dire d’un organe relevant du pouvoir réglementaire, se sont vu reconnaître par le CE une valeur législative : voyez à cet égard, s’agissant d’une ordonnance du comité français de la Libération nationale, CE, 22 février 1946, Botton, aux conclusions Detton, qui a transposé la solution retenue par l’arrêt Vincent précité du 22 mars 1944 pour les actes dits lois du gouvernement dit de l’Etat français. L’ordonnance du 9 août 1944, longuement débattue au sein des organes juridiques de la France libre, a été rédigée par René Cassin, président du comité juridique de la France libre et futur vice-président du CE à la suite de l’épuration de la haute assemblée. Ainsi qu’il a été exposé plus haut, l’ordonnance affirme, au premier alinéa de son article 2, le principe de la nullité ab initio des actes dits lois du gouvernement dit de l’Etat français, mais précise, au second alinéa du même article, que « cette nullité doit être expressément constatée ». Si les dispositions précitées de l’article 3 de l’ordonnance mentionnent notamment, au nombre des actes dits lois dont la nullité est expressément constatée, « tous ceux qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif », il résulte de la combinaison des dispositions de l’ordonnance que seule la législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français est frappée de nullité, le surplus des actes législatifs ou réglementaires intervenus depuis le 16 juin 1940 étant rétroactivement validé. L’ordonnance ne se limite cependant pas à opérer un tel tri entre les actes du gouvernement dit de l’Etat français ; elle affirme non seulement, à la première phrase de son article 1er, que « la forme du Gouvernement de la France est et demeure la République », mais encore, à la seconde phrase du même article, qu’ « en droit, (la République) n’a pas cessé d’exister » ; dans le même sens, le régime politique auquel l’ordonnance met fin est qualifié non pas d’ « ancien régime », mais, à l’article 7 de la même ordonnance, d’ « autorité de fait, se disant « Gouvernement de l’Etat français » ». C’est à notre sens la valeur normative qui sera longtemps conférée, puis récemment déniée par la jurisprudence à ces dispositions de la seconde phrase de l’article 1er de l’ordonnance du 9 août 1944 qui va déterminer au cours de la période ultérieure le droit applicable en matière de responsabilité de la puissance publique à raison de la mise en œuvre de la législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français.

Les conséquences de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944 sur l’issue des recours en annulation dirigés contre les actes administratifs individuels pris sur le fondement de la législation antisémite dudit gouvernement ont été sans surprise : par un premier arrêt en date du 11 octobre 1944, Dame Wallerstein, aux conclusions Odent, le CE n’a pu que constater le non lieu à statuer. Le commentateur du recueil Lebon a néanmoins regretté que le CE se bornât à une rédaction « simpliste » et s’abstînt de formuler un arrêt de principe.

L’arrêt de principe, après un premier arrêt Dame Chpolansky en date du 30 novembre 1945, aux conclusions Detton, à la motivation laconique, a été un arrêt d’assemblée en date du 14 juin 1946, Ganascia, rendu sur un recours indemnitaire, sous la présidence de René Cassin et aux conclusions Odent. M. Ganascia, magistrat affecté en Algérie, recherchait la responsabilité de l’Etat à raison des divers préjudices que lui avait causés sa révocation en décembre 1940 par le gouverneur général de l’Algérie sur le fondement des dispositions de l’acte dit loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs. Par cet arrêt, auquel le commentateur du recueil Sirey a reconnu « une grande importance théorique et pratique » tout en formulant « des réserves » sur la solution adoptée, le CE a rejeté les prétentions du requérant en estimant que les personnes auxquelles la législation d’exception, rétroactivement annulée, avait été appliquée n’avaient droit à aucune réparation pécuniaire, si la loi n’en prévoyait aucune, l’annulation rétroactive de la législation d’exception portant également, selon le juge, sur les conséquences dommageables de l’application de cette législation. M. Ganascia ne pouvait ainsi prétendre à aucune autre réparation pécuniaire que la restitution du traitement qu’il aurait dû percevoir, conformément aux dispositions de l’ordonnance du gouvernement provisoire de la République française relative à son cas.

La solution retenue par l’arrêt Ganascia en ce qui concerne les conséquences dommageables de la mise en œuvre de la législation antisémite du gouvernement dit de l’Etat français a été confirmée de manière réitérée, malgré les réserves d’une partie de la doctrine, voire l’embarras de certains commissaires du gouvernement comme Raymond Odent, en ce qui concerne les conséquences dommageables des mesures privatives ou restrictives de liberté prises sur le fondement de la législation d’exception du même gouvernement : voyez à cet égard, s’agissant d’une mesure d’internement administratif, CE, 23 avril 1947, Viénot, aux conclusions Lefas, et, s’agissant de mesures d’assignation à résidence, CE, 4 janvier 1952, Epoux Giraud, sous la présidence de René Cassin et aux conclusions Barbet, ou encore CE, 11 février 1959, Vincent.

Un tempérament limité apporté à cette jurisprudence n’a fait à notre sens qu’en conforter les critères de principe. Par un arrêt d’assemblée en date du 30 janvier 1948, Toprower, sous la présidence de René Cassin et aux conclusions contraires Célier, le CE a en effet reconnu le droit à réparation de M. Toprower, juif roumain rendu gravement infirme à la suite de son internement administratif au camp de Gurs. Toutefois, le CE n’a admis la mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique qu’après avoir eu soin de constater, conformément à l’argumentation du conseil du requérant, que les dommages subis par M. Toprower étaient imputables « aux conditions de vie et aux traitements auxquels il (avait) été soumis par le personnel chargé de la surveillance et de la gestion » du camp, lesquels faits constituaient « une faute du service public détachable de l’exécution de l’arrêté d’internement pris à l’encontre » de l’intéressé. Le principe jurisprudentiel selon lequel la seule mise en œuvre de la législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français ne saurait engager la responsabilité de l’Etat n’a ainsi pas été remis en cause par l’arrêt Toprower. Il convient de souligner qu’en l’espèce, MMLIPIETZ et S., à l’inverse, ne mettent pas en cause un éventuel excès de comportement des agents de la préfecture de la Haute-Garonne, mais contestent la licéité même de la mesure d’internement administratif prise à leur égard. C’est selon nous dans le même sens que ledit arrêt Toprower que le CE a estimé, de manière implicite, par un arrêt en date du 22 février 1950, Dame Duez, aux conclusions Odent, que l’accident de circulation mortel causé par un véhicule appartenant au groupement dit milice française, dont l’acte de création a été rétroactivement annulé par l’ordonnance du 9 août 1944, constituait une faute du service public détachable de la mission de maintien de l’ordre public conférée à ce groupement par le gouvernement dit de l’Etat français, au sens où ledit gouvernement entendait la notion d’ordre public. Il est à noter que, dans des circonstances de fait différentes, le CE a considéré, par un arrêt en date du 25 juillet 1952, Demoiselle Remise, aux conclusions Guionin, qu’une blessure par coup de feu causée par un membre du groupement dit milice française ne constituait pas une faute détachable de la mission de ce groupement et, par suite, conformément à la jurisprudence Ganascia, n’était pas susceptible, en raison de l’annulation rétroactive par l’ordonnance du 9 août 1944 des actes ayant institué des services de police d’exception, d’engager la responsabilité de l’Etat.

La jurisprudence Ganascia repose sur le principe selon lequel l’annulation rétroactive par l’ordonnance du 9 août 1944 de la législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français a pour conséquence que les effets de cette législation sont réputés non pas ne s’être jamais produits, mais ne pas pouvoir être imputables à l’Etat. Une telle analyse ne saurait selon nous avoir d’autre fondement juridique que la disposition de la seconde phrase de l’article 1er de l’ordonnance du 9 août 1944 selon laquelle « en droit, (la République) n’a pas cessé d’exister ». Une telle disposition, dès lors qu’une valeur normative lui est conférée, signifie que le gouvernement dit de l’Etat français, en tant qu’il a édicté et mis en œuvre une législation d’exception, ne s’est pas inscrit dans la continuité de l’Etat, mais a agi comme une simple autorité de fait, ainsi que le qualifie au demeurant l’article 7 de la même ordonnance. Le CE avait, dans le passé, suivi le même raisonnement en estimant que les actes du pouvoir insurrectionnel de la Commune de Paris n’avaient pu engager la responsabilité de l’Etat. Le paradoxe de la jurisprudence Ganascia est qu’un tel raisonnement n’est retenu que pour la législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français, le surplus des actes législatifs ou réglementaires pris par ledit gouvernement, rétroactivement validés par l’ordonnance du 9 août 1944, engageant quant à eux la responsabilité de l’Etat dans les conditions de droit commun. Ainsi que l’observait Raymond Odent dans son Cours de contentieux administratif, nous avons donc affaire à une fiction. Il convient cependant de souligner que cette fiction est à l’origine de la France libre, dont le président Cassin, rédacteur de l’ordonnance du 9 août 1944 et président de la formation de jugement de l’affaire Ganascia, avait été le premier juriste. Le général de Gaulle relate à cet égard, dans ses Mémoires de guerre, que René Cassin, « à lui tout seul un Conseil d’Etat... rédige, assis faute de bureau sur un banc de Hyde Park,... un mémoire au raisonnement irréfragable et indiscutable, sur l’inexistence juridique de l’Etat français et du gouvernement de Vichy. Le Général en fera le 16 novembre 1940 le fondement juridique de la France Libre ».

En tout état de cause, cette fiction juridique a constitué l’état du droit positif pendant plus d’un demi-siècle. Il en résulte selon nous, en l’espèce, que si MMLIPIETZ et S. ne pouvaient ignorer, à compter de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 9 août 1944, l’existence de leur créance à l’égard de « l’autorité de fait se disant gouvernement de l’Etat français », ils étaient, à l’inverse, dans l’ignorance légitime d’une éventuelle créance à l’égard de l’Etat. Par suite, et contrairement à la solution retenue par le TA de Nice dans l’affaire Louis Rouge s’agissant de l’application d’une autre législation d’exception du gouvernement dit de l’Etat français, nous estimons qu’en application des dispositions susanalysées de l’article 10 de la loi du 29 janvier 1831, le délai de déchéance quadriennale n’a pas commencé à courir dans le présent litige à compter du mois d’août 1944 et que la déchéance quadriennale n’était pas acquise au 1er janvier 1969, date d’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1968. Dès lors, et sans qu’il soit besoin de statuer sur la compétence du préfet de la Haute-Garonne pour opposer la déchéance quadriennale, celui-ci ne nous paraît en tout état de cause pas fondé à se prévaloir des dispositions de la loi du 29 janvier 1831.

Ce n’est à notre sens que récemment que la disposition de l’ordonnance du 9 août 1944 selon laquelle « en droit, (la République) n’a pas cessé d’exister » s’est vu dénier une valeur normative. L’allocution prononcée le 16 juillet 1995 par le président de la République lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, aux termes de laquelle « la France » - et non plus la seule autorité de fait se disant gouvernement de l’Etat français - « ce jour-là , accomplissait l’irréparable » et il convenait désormais de « reconnaître... les fautes commises par l’Etat », a pu être perçue comme une invitation à faire évoluer le droit positif. Si l’ordonnance du 9 août 1944 n’a pas été modifiée par le législateur, le CE, de manière implicite, par l’arrêt d’assemblée Pelletier et autres du 6 avril 2001, aux conclusions Stéphane Austry, précité, puis, de manière explicite, par l’arrêt d’assemblée Papon du 12 avril 2002, aux conclusions Boissard, également précité, a désormais dénié une valeur normative aux dispositions susanalysées de l’article 1er de l’ordonnance du 9 août 1944 : par l’arrêt Pelletier et autres, le CE a indiqué que le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites, attaqué par les requérants, « ne (modifiait) pas les conditions dans lesquelles les personnes qui s’y croient fondées peuvent engager des actions en responsabilité contre l’Etat » ; par l’arrêt Papon, le CE a précisé que les dispositions de l’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944 « ne sauraient avoir pour effet de créer un régime d’irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par l’administration française dans l’application de (la législation antisémite du gouvernement dit de l’Etat français) » ; les conclusions de Stéphane Austry sous l’arrêt Pelletier et autres comportaient la même analyse des dispositions de l’ordonnance.

Il en résulte selon nous, en l’espèce, que MMLIPIETZ et S. n’ont pu être légitimement regardés comme connaissant l’existence de leur créance à l’égard de l’Etat, au sens des dispositions susanalysées de l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968, qu’à compter de la publication de l’arrêt Pelletier et autres du 6 avril 2001, le délai de prescription quadriennale n’ayant commencé à courir qu’à la date de ladite publication. Nous estimons, par suite, qu’à la date de la réclamation préalable que les requérants ont adressée le 6 septembre 2001 au préfet de la Haute-Garonne, leur action en responsabilité extracontractuelle à l’encontre de l’Etat n’était pas atteinte de prescription. L’exception de prescription invoquée par le préfet de la Haute-Garonne nous paraît dès lors devoir être écartée.

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S’agissant de la créance des requérants à l’égard de la SNCF, la première chambre civile de la Cour de cassation a précisé, par un arrêt Dow Chemical France en date du 27 octobre 1982, que le délai de prescription décennale ne court, en matière de responsabilité extracontractuelle, qu’à compter du jour où le détenteur de la créance « a pu agir valablement », c’est à dire a disposé d’informations suffisantes sur l’existence de sa créance.

En l’espèce, il est constant que MMLIPIETZ et S. n’ont jamais ignoré avoir été acheminés de la Haute-Garonne à Paris - Austerlitz, du 10 mai 1944 au matin au 11 mai 1944 au soir, par le matériel de la SNCF. En revanche, les requérants font valoir qu’ils n’ont appris que récemment, notamment grâce au rapport documentaire précité, établi par le chercheur Christian Bachelier et publié en septembre 1996, que le transport ferroviaire des personnes internées pour des motifs raciaux en vue de leur déportation n’était pas organisé par les autorités allemandes d’occupation avec du matériel réquisitionné, mais par la SNCF elle-même, en fonction des commandes passées par les services préfectoraux du gouvernement dit de l’Etat français, chacun des transports étant inscrit en comptabilité et facturé par l’entreprise ferroviaire au ministère de l’intérieur.

Face à ces éléments, la SNCF se borne à faire état de l’arrêt Schaechter en date du 8 juin 2004, également précité, par lequel la cour d’appel de Paris a considéré, dans un litige analogue pour lequel elle a cru pouvoir s’estimer compétente, que des informations suffisantes pour permettre d’intenter une action en responsabilité extracontractuelle à l’encontre de l’entreprise ferroviaire avaient été rendues publiques, bien avant le même rapport Bachelier, par plusieurs ouvrages, nommément cités, publiés de 1946 à 1968. Toutefois, ni l’arrêt de la cour d’appel de Paris, ni la SNCF elle-même dans ses écritures ne fournit de précision sur la nature des informations apportées par ces ouvrages sur le rôle joué par l’entreprise ferroviaire dans le transport des personnes internées pour des motifs raciaux en vue de leur déportation.

Dans ces conditions, il nous paraît résulter de l’instruction que les informations suffisantes sur l’existence de la créance des requérants à l’égard de la SNCF n’ont été accessibles aux intéressés qu’à compter du mois de septembre 1996, date de la publication du rapport Bachelier. Par suite, à la date de la réclamation préalable que MMLIPIETZ et S. ont adressée le 6 septembre 2001 au directeur régional de la SNCF pour la région Midi-Pyrénées, la prescription décennale prévue à l’article 2270-1 du code civil n’était selon nous pas acquise. L’exception de prescription invoquée par la SNCF nous paraît dès lors devoir être écartée.

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En ce qui concerne la responsabilité de l’Etat et de la SNCF à l’égard de M. LIPIETZ et des S., la mesure d’internement administratif prise à l’encontre des intéressés par les services de la préfecture de la Haute-Garonne, puis leur transport par la SNCF de la Haute-Garonne à Paris - Austerlitz dans des conditions contraires à la dignité humaine constituent des actes imputables à des autorités distinctes, qui n’ont en outre pas été mis en œuvre simultanément. Dans ces conditions, il y a lieu selon nous de déterminer distinctement les responsabilités susceptibles de découler desdits actes de manière à conclure, s’il y a lieu, à des condamnations distinctes et non pas à la condamnation solidaire des deux autorités demandée par les intéressés.

S’agissant de l’Etat, l’application à M. LIPIETZ et aux S. par les services préfectoraux de la Haute-Garonne de la mesure d’internement administratif susévoquée, sur le fondement des dispositions précitées de l’article 1er de l’acte dit loi du 4 octobre 1940 sur « les ressortissants étrangers de race juive », suivie de la remise des intéressés à la SNCF en vue de leur acheminement vers le camp de Drancy et de leur déportation ultérieure, ne peut que constituer une faute de service de nature à engager la responsabilité de l’Etat : voyez à cet égard l’arrêt Papon du CE du 12 avril 2002, susanalysé.

S’agissant de la SNCF, l’entreprise ferroviaire conteste sa responsabilité en faisant valoir que la convention d’armistice du 22 juin 1940 ne lui laissait aucune autonomie et que, si le rapport Bachelier constate que les commandes de transport de personnes internées pour des motifs raciaux en vue de leur déportation étaient passées non pas par les autorités allemandes, mais par les services préfectoraux du ministère de l’intérieur du gouvernement dit de l’Etat français, l’entreprise agissait en tout état de cause sur réquisition.

Une absence effective totale d’autonomie de la SNCF du mois de juin 1940 au mois d’août 1944 ne nous paraît toutefois nullement résulter des conclusions du rapport Bachelier. L’entreprise s’est au contraire efforcée de résister aux exigences des autorités allemandes, certes avec des succès divers, chaque fois qu’elle a estimé que ses intérêts économiques fondamentaux étaient en jeu, qu’il s’agît de la substitution des wagons-restaurants de la Mitropa à ceux de la Compagnie internationale des Wagons-Lits ou de la prise en charge de la réparation du réseau ferré détruit en raison de la poursuite de la guerre entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. En ce qui concerne le transport des personnes internées pour des motifs raciaux en vue de leur déportation, la SNCF a d’ailleurs réussi à imposer aussi bien aux autorités d’occupation qu’au gouvernement dit de l’Etat français une initiative, qui a été de comptabiliser spécifiquement les transports d’internés, comme « transports d’israélites » ou « transports du ministère de l’intérieur », en vue de leur facturation audit ministère. En revanche, le principe de ces transports n’a suscité de la part de l’entreprise ferroviaire aucune protestation officielle, ni aucune consigne secrète de sabotage. L’autonomie de la SNCF dans la mise en œuvre des transports d’internés nous paraît particulièrement établie par les circonstances que, d’une part, ces transports, bien qu’effectués dans des wagons primitivement destinés au transport du bétail, étaient facturés au ministère de l’intérieur du gouvernement dit de l’Etat français au tarif des places assises de troisième classe, d’autre part, compte tenu du décalage des facturations, les factures afférentes aux transports d’internés pour motifs raciaux effectués à partir de la Haute-Garonne au cours de l’année 1944 ont été établies par l’entreprise ferroviaire postérieurement au rétablissement de la légalité républicaine et adressées par elle au ministère de l’intérieur du gouvernement provisoire de la République française. Il convient enfin de souligner que la SNCF ne fait état, dans ses écritures, d’aucune contrainte exercée par les autorités d’occupation ou par le ministère de l’intérieur du gouvernement dit de l’Etat français qui l’aurait conduite à transporter les personnes internées dans les conditions contraires à la dignité humaines susévoquées.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le transport par la SNCF de M. LIPIETZ et des S. de la Haute-Garonne à Paris - Austerlitz en vue de leur acheminement vers le camp de Drancy et de leur déportation ultérieure, et dans les conditions évoquées plus haut, présente selon nous un caractère fautif et engage à ce titre la responsabilité de l’entreprise.

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Vous ferez selon vous une juste appréciation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence subis par M. LIPIETZ et les S. en fixant à 15 000 € par victime le montant de la réparation à allouer.

Il n’y a pas lieu, à notre sens, contrairement à ce que fait valoir le préfet de la Haute-Garonne, de déduire du montant de la réparation les sommes versées aux intéressés en 1964 en vertu de l’arrêté interministériel du 14 août 1962 pris pour l’application du décret n ° 61-945 du 24 août 1961 portant publication de l’accord entre la France et l’Allemagne au sujet de l’indemnisation des ressortissants français ayant été l’objet de mesures de persécution national-socialistes, signé le 15 juillet 1960, dès lors que les dommages subis par M. LIPIETZ et les S. ne sont pas imputables aux autorités allemandes d’occupation.

Dans ces conditions, il convient de fixer les dédommagements à  :

 37 500 € pour M. Guidéon S., soit 15 000 € à titre personnel, 15 000 € du chef de son père M. Jacques S. et 7 500 € du chef de sa mère Mme Stéphanie S. ;
 et 22 500 € pour l’ensemble des ayants droit de M. Georges LIPIETZ, soit 15 000 € du chef de M. Georges LIPIETZ lui-même et 7 500 € du chef de la mère de M. Georges LIPIETZ, Mme Stéphanie S..

Eu égard à la gravité respective des fautes commises par les services de la préfecture de la Haute-Garonne et par la SNCF, nous estimons que les sommes précitées doivent être mises à concurrence des deux tiers à la charge de l’Etat et à concurrence d’un tiers à la charge de la SNCF.

Les sommes dues porteront intérêt au taux légal à compter du jour où le préfet de la Haute-Garonne et la SNCF ont respectivement reçu la demande de réparation en date du 6 septembre 2001 qui leur a été adressée à chacun, lesdites sommes étant capitalisées à la date du 14 septembre 2002, date de la demande de capitalisation présentée par les requérants, ainsi qu’à chaque échéance annuelle à compter de ladite date.

Enfin, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner l’Etat et la SNCF à verser, chacun, aux requérants la somme de 500 € sur le fondement des dispositions de l’article L.761-1 du CJA.

Par ces motifs, nous concluons à ce que :

 l’Etat verse à M. Guidéon S. et aux ayants droit de M. Georges LIPIETZ les sommes respectives de 25 000 € et 15 000 €, assorties des intérêts légaux à compter de la date à laquelle la demande préalable d’indemnité du 6 septembre 2001 a été reçue à la préfecture de la Haute-Garonne, les intérêts échus à la date du 14 septembre 2002, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, étant capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts ;
 la SNCF verse à M. Guidéon S. et aux ayants droit de M. Georges LIPIETZ les sommes respectives de 12 500 € et 7 500 €, assorties des intérêts légaux à compter de la date à laquelle la demande préalable d’indemnité du 6 septembre 2001 a été reçue par la SNCF, les intérêts échus à la date du 14 septembre 2002, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, étant capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts ;
 l’Etat et la SNCF versent, l’un et l’autre, une somme globale de 500 € à M. Guidéon S. et aux ayants droit de M. Georges LIPIETZ, sur le fondement de l’article L.761-1 du CJA ;
 et à ce que le surplus des conclusions de la requête soit rejeté.

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4 Messages

  • Perla, ma maman, a été arrêtée par Paul TOUVIER, le 13 juin 1944, Synagogue TILSITT, Lyon (témoin : Rosa VOGEL, présente au procès du français Paul TOUVIER...).

    Tout un camion, français, dirigé vers la prison Mont-Luc.

    Puis vers DRANCY. Perla internée le 4 juillet 1944 à Drancy. Déportée, convoi 77, 31 août 1944.

    Monsieur GALLOIS le sais de ma main depuis 1998. Je luis ai écrit en LRAR.

    Lire la réponse sur mon site la lettre de Monsieur GERBEAUX, Directeur de la Communication de la SNCF...

    Perla, je le sais maintenant, grâce au Journal « La vie du rail » n’a pas rejoint Drancy en vélo ou à pied...mais grâce aux wagons de transport de parchandises ou de chevaux (K) accrochés aux trains de voyageurs. Témoins gênés qui se sont parfois plaints de la promiscuité ! Imaginez le bruits et les ôdeurs fin juin, début juillet...

    Wladimir Zandt, le fils de Perla :

    http://perso.orange.fr/jean-francois.mavel/wladimirzandt.htm

  • date forum, par lecruciverbiste

    Ordinateur de vote

    ou bien

    Ordinatueur de votre ?

  • conclusions de M.Truilhé, Commissaire du Gouvernement date forum, par Maitre Touba DIOP

    Ces conclusions sont d’une importance pédagogique remarquable. Voudrez vous bien m’envoyer si possible la version PDF.

    JE VOUS EN REMERCIE D’AVANCE.