Demain, enfin, ce qui a bouleversé notre père, Georges LIPIETZ, sera jugé par le Tribunal administratif de Toulouse et le complexe de la survivante qui me ronge depuis mon adolescence sera peut-être enfin aboli.
En effet, le 8 mai 1944, Stéphanie S., notre grand-mère, Jacques S., son mari, Georges LIPIETZ, notre père alors âgé de 22 ans et son frère Guy, âgé de 16 ans, réfugiés à Pau, ont été dénoncés par leurs voisins français comme juifs. Arrêtés par la GESTAPO, ils ont été transférés à DRANCY dans des trains aménagés par des agents de la SNCF.
Malgré leur nationalité française, le fait que Papa ne soit pas circoncis et les certificats de baptême, l’Etat français n’a pas cherché à les faire libérer et, après une période de doute, ils ont été déclarés « déportables » par les Nazis (indication de la lettre B sur leur fiche d’internés)
Pendant trois mois, ils ont été maintenus à Drancy alors dirigé par le SS Aloïs BRUNNER. Chargés par les Nazis de diverses tâches dans le camp, ils ont vu le départ des 200 enfants arrêtés par BRUNNER dans les centres de l’Union Générale des Israélites de France et déportés le 31 juillet 1944.
Papa ne pouvait jamais parler de ces enfants habillés "comme des petits princes" sans pleurer. Un enfant, quelque soit sa race, sa couleur, sa religion est sacré et il nous a transmis son amour des enfants qu’il faisait toujours rire, même dans les pays les plus lointains, simplement par ses grimaces....
Ils ont vu s’ébranler le tout dernier convoi du 17 août 1944, avec BRUNNER et 51 déportés juifs dont seulement 25 revinrent. Ils n’ont dû la vie sauve qu’à la suggestion faite à BRUNNER par un cheminot qu’il était plus intéressant de transporter les colis de meubles confisqués que les juifs !
Ils furent ainsi laissés seuls dans le camp de Drancy avec 1386 autres internés, surveillés uniquement par des gendarmes français, plus aucun allemand n’étant présent dans le camp.
La libération du camp intervient dans la nuit du 17 au 18 août 1944, grâce au Consul de Suède en France, Raoul NORDLING, qui vint donner l’ordre aux gendarmes français d’ouvrir les portes du camp, alors que Paris allait livrer la dernière bataille pour sa liberté.
Est-ce pour cela que je me prénomme Hélène, sainte fêtée le 18 août ? même si mes parents prétendent n’avoir pas fait le lien, je trouve cela étrange...
40 ans après, Papa voulut être un des derniers témoins de l’ignominie de l’Etat français et participat jusqu’à sa mort à de nombreux entretiens auprès des historiens, des médias et des jeunes sur la négation des idéaux français .
A l’occasion du procès PAPON, il demanda à mon homme, Rémi ROUQUETTE, Avocat en droit public, auteur de nombreux ouvrages, de rechercher la responsabilité de l’Etat et de la SNCF, pour les traitements dont toute sa famille fut victime.
Rémi se plongea dans notre histoire avec sa rigueur et son pessimisme habituels... ce qu’il lui permet d’aller au fond des problèmes : Il fit des recherches qui m’auraient passionnée si je n’avais pas été aussi proche du dossier. Il a peut-être aussi ainsi exorcisé ses propres démons, ayant toujours été persuadé des penchants pétainistes de son grand-père, à tort à mon avis : un de ses oncles fut résistant.
Mon oncle Guy s’associa à cette demande.
Mais au delà de son cas personnel, Papa voulait que l’Etat et la SNCF répondent de leur trahison, n’y a-t-il pas un dicton juif qui dit : " heureux comme un Juif en France ?"
Il voulait aussi que ce fut en France et non en Amérique que soit dit, par des juridictions françaises, que l’Etat et la SNCF, chargée d’une mission de service public, ont participé au crime contre l’Humanité, et ont donc une dette imprescriptible envers tous les juifs, résistants, homosexuels, , si longtemps tenus loin des cérémonies d’hommage tziganes, handicapés, envers tous ceux qui ont cessé d’exister comme être humain pour n’être plus que des catégories.
Cette volonté qui fut la sienne jusqu’à sa mort est aujourd’hui, la mienne, la nôtre, parce que, comme lui, nous croyons à des valeurs supérieures à toutes lois et à toutes nationalités.
Il n’aura pas vu le résultat du procès, la justice administrative étant très lente. Il est mort le 18 avril 2003, cinq jours avant l’anniversaire de notre fille aînée. Il avait reçu le matin même un nouveau courrier d’une association de déportés juifs qui lui parlait de son statut d’"esclave ". Papa bondissait à chaque fois qu’il recevait un tel courrier...
Trois heures plus tard, pour le Vendredi Saint, Maman, chrétienne, fit du poisson et le posa à table... Là , il lui demanda si c’était son "bifteck du vendredi saint " faisant référence à une vieille blague des Juifs marranes que je vous raconterai un jour... Et il se mit à rire avec Maman... et en mourut, crise cardiaque...
Il n’y a que notre Papa pour nous faire une blague pareille !
Et me voila dépositaire d’un procés qui fut son dernier combat, moi qui porte depuis longtemps le complexe du survivant ... Incroyable, mais les enfants des survivants, même nés après la guerre, semblent partager la même culpabilité que leur parent ! On commence juste à le savoir !
Il ne me semble pas que les petits-enfants en souffrent, peut-être parce qu’enfin on en parle, alors que mon père a attendu sa retraite pour en faire témoignage. D’ailleurs, merci à Maïeul pour son travail informatique : il a fait les DVD envoyés à la presse et merci pour son regard à chaque fois que nous travaillons ensemble sur ce dossier !
Pour finir, je ne peux résister à vous retranscrire le témoignage de ma fille aînée qui a visité Drancy avec sa classe, Papa servant de guide. C’est la seule de la famille à avoir été avec Papa à Drancy, je n’ai jamais eu ce courage...
LETTRE DE MA FILLE AîNÉE
Drancy, lettre à mon Papi.
Papi, j’avais quatorze ans le jour où tu m’as fait visiter Drancy. Aujourd’hui j’en ai vingt-quatre et je ne me souviens que de tes larmes. C’est terrible de voir pleurer son grand-père. Ca ne pleure pas un grand-père, pas le mien.
Oh, bien sur je me souviens de ton histoire. Ton arrestation par des français suite à la dénonciation de bons français... Tes explications sur la gestion du camp, par des français avant ton arrivée, puis par des allemands, beaucoup plus ordonnés, qui ont remis de l’ordre dans le camp.
Je réentends ta voix racontant les méthodes des nazis pour déterminer qui est juif de qui ne l’est pas ; et ces deux femmes, la mère et la fille, dont l’une fut déclarée juive et l’autre 100% aryenne. On aurait dit une de tes blagues et pourtant c’était vrai et personne n’a pu rire en l’écoutant.
Tu as aussi raconté comment vous vous en êtes sortis, comment vous avez toujours nié êtres juifs, vos faux certificats de baptême, ta non-circoncision et l’absurdité de ces gens qui voulaient tuer tout un peuple mais ne voulaient pas faire d’erreurs...
C’est ce qui vous a sauvés. Mais de peu, vous deviez partir dans le dernier train et Drancy a été libéré et vous avez été sauvés. Mais ceux des trains précédents ne sont pas revenus...
Bien sûr, je me rappelle de tout ça. Mais quand je repense à cette journée, je ne vois que tes larmes, quand je vois un film sur la Shoah je ne vois que tes larmes. Aujourd’hui j’ai compris pourquoi elles m’ont tant marquée.
Car elles étaient belles tes larmes, belles car tu ne pleurais pas sur toi, ni sur ton passé, t’en es-tu plaint une seule fois ? Non tu pleurais sur tout ceux que tu as vu partir et ne pas revenir, sur ces hommes, femmes, enfants que tu connaissais à peine, juste ces quelques mois à Drancy, mais qui, eux n’ont pas eu ta chance. Et tu pleurais en me racontant que tu aurais dû être du dernier train celui qui n’est pas parti, et tes larmes versées pour ceux de l’avant-dernier train, dont nul n’ est revenu vivant... Quelle chance tu as eue.
Aujourd’hui tu es mort Papi. Moi j’ai vingt-quatre ans, l’âge que tu avais en 46. Un jour moi aussi j’aurai enfants et petits-enfants. Et je leur raconterai ton histoire. Pour que l’on n’oublie pas, pour que cela ne se reproduise plus...
Ta petite-fille
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